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couverture de la revue Le Spectateur

Le contre-argument d'autorité

Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.


Le Nash's Magazine a invité M. G. K. Chesterton et le docteur C. W. Saleeby, le fameux eugéniste, à discuter devant ses lecteurs les mérites de la criminologie à propos d'une loi passée par le parlement britannique et qui donne force de droit aux prétentions, maintes fois émises par les aliénistes, de garder sous leur surveillance, aussi longtemps qu'ils le jugeront à propos, les délinquants qui leur paraîtraient dangereux et capables de récidiver. M. Chesterton s'élève vivement contre cette prétention. Et cela n'est pas pour nous surprendre. On sait le rôle important que joue dans sa pensée l'opposition aux spécialistes. C'est parce qu'il se méfie des spécialistes qu'il se proclame démocrate; très différent en cela de M. Faguet, il félicite la démocratie d'avoir le culte de l'incompétence, tant il craint que ce qui se fait par les gens compétents ne finisse par se faire pour eux : « il n'y a pas de science de la criminologie; il n'y a que l'art très ancien de la tyrannie ». Pour prouver que la criminologie n'a rien de scientifique, M. Chesterton s'attaque à l'idée qui lui sert de base, à l'idée du criminel par habitude (habitual criminal) et il s'applique à montrer que c'est là une idée mal faite, c'est-à-dire que le même mot est indûment appelé à désigner plusieurs réalités ou cas très différents et parfois même contradictoires. Il en distingue trois :

  1. tantôt le crime est une habitude au même titre que le bégaiement, et on ne peut s'en empêcher, et c'est le cas des individus d'intelligence réduite et aux passions anormales;
  2. il s'agit d'une habitude analogue à celle de pêcher ou de chasser pour trouver sa nourriture, et c'est le cas du brigand cynique qui combine ses coups, et il s'agit d'une habitude dont il ne voudra pas se défaire;
  3. enfin on désigne encore du même nom une habitude comme celle de siffler qui n'est pas constante mais qui revient par moments et où il nous arrive, selon l'expression anglaise, de verser (to drop into). Confondre sous le même vocable et soumettre aux mêmes rigueurs trois types de délinquants aussi différents, voilà qui n'est pas à la gloire de la science criminologique.

L'article de M. Chesterton commence par de spirituelles et profondes remarques sur l'autorité et les conditions dans lesquelles nous acceptons ou rejetons une autorité. « Dites : vous savez qu'il est dit dans la Bible que les palmiers répandent la lèpre (et je m'empresse d'ajouter que la Bible ne dit rien de pareil), la plupart des contemporains à qui vous vous adressez non seulement en douteront mais n'y verront qu'une vieille superstition sémitique. Dites au contraire : Ne savez- vous donc pas que les palmiers répandent la lépre? et vous verrez vos amis les plus cultivés éviter à grand soin les palmiers pendant des mois. » L'argument d'autorité n'a logiquement de valeur que celle de l'auteur que l'on invoque : autoritas in auctore. Mais il est bien rare aujourd'hui que deux personnes soient d'accord sur un auteur et partant sur une autorité quelconque. C'est ce qui nous vaut la nouvelle forme de l'argument d'autorité, la forme anonyme, impersonnelle de la réclame, par exemple, et de toutes les espèces et sous-espèces de la réclame; la mention de votre auteur suffirait à provoquer un débat sur l'autorité de cet auteur; on évite donc avec le plus grand soin de nommer qui que ce soit, on invoque une notion universellement répandue et, si l'on réussit à piquer de plus la vanité de celui qui vous écoute, on a bien des chances de le persuader.

Jean Florence.

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