aller directement au contenu principal
couverture de la revue Le Spectateur

Le cadran de 24 heures ?

Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 56, avril 1914.

Une innovation comme celle de la numérotation des heures de 1 à 24 qu'ont récemment introduite. les grandes administrations françaises les plus en contact avec le public, chemins de fer, postes, etc., soulève toujours une masse de discussions, d'objections, d'exagérations, dont l'étude est fort instructive.
C'est de ce que nous appelons une « exagération » de cette sorte qu'a dû s'occuper récemment un membre de l'Institut et du Bureau des Longitudes, M. Ch. Lallemand, dans une communication à l'Académie des Sciences dont il reproduit la substance dans un article de la Nature du 28 mars dernier dont voici quelques passages:
« Le nouveau bureau de poste de la rue Bergère à Paris vient d'être doté d'un cadran partagé en 24 sections, au lieu de 12 comme habituellement, mais la petitesse des divisions en rend la lecture assez pénible.
Ayant été l'un des promoteurs de la numérotation de O à 24 heures pour les horaires des services de transports, je voudrais montrer le peu d'utilité, voire les inconvénients, qu'il y aurait, par contre, à diviser en 24 parties les cadrans mêmes des horloges et des montres.
Les besoins, en effet, ne sont pas les mêmes dans les deux cas:
Pour les horaires de trains, avec la chiffraison de 0 à 12 heures, deux fois répétée, il est souvent difficile de savoir si les heures indiquées sont du matin ou du soir. Certaines conventions assez simples permettent, il est vrai, de les distinguer, mais ces conventions varient d'un pays à l'autre, voire dans un même pays, et c'est une source de méprises... »
Les méprises dont parle M. Ch. Lallemand ne sont pas dues seulement aux variations selon les régions dans la manière de distinguer les heures du matin et du soir. Elles sont plus naturelles encore. Si quelqu'un sachant qu'un train devant le ramener chez lui le soir part, par exemple, vers 9 heures ouvre l'indicateur et voit comme heure de départ 9h. 23, il ne prend pas la peine de vérifier s'il s'agit bien du soir: il a le sentiment d'en être sûr, ce qui n'empêche qu'il manquera son train si cette heure-là est relative au train du matin et que celui du soir parte, par exemple, à 9 h. 12.
En d'autres termes, l'erreur est due à ce que l'heure énoncée, 9 h. 23 ou une autre, forme un tout complet, parce qu'en général (lorsqu'on demande l'heure qu'il est) il est superflu de dire davantage, et à ce que, par suite, on ne songe pas à préciser dans les cas moins fréquents si ce serait utile.
C'est là un point que les partisans de l'ancienne numérotation admettaient difficilement, là encore par suite d'une illusion bien connue: au moment où avait lieu la conversation, l'attention de tous était fixée sur la distinction à faire entre le matin et le soir; on avait donc beaucoup de peine à imaginer que c'était précisément la négligence à s'enquérir de cette distinction qui induirait en erreur, Il est arrivé à celui qui écrit ces lignes de ne pouvoir un jour convaincre un interlocuteur venu le visiter d'une ville voisine,... jusqu'au moment du départ, où ce visiteur, consultant l'indicateur pour rentrer che lui, commit précisement l'erreur racontée plus haut. M. Ch. Lallemand montre ensuite que « pour les montres et les horloges, la situation est tout autre. »
Au moment où on les consulte, en effet, pour avoir l'heure, on sait toujours si midi est ou non passé; autrement dit si l'heure lue est du matin ou du soir. Au lever du soleil, par exemple, lisant 6 heures, on ne sera jamais tenté de confondre avec 6 heures du soir.
D'ailleurs, le plus souvent, on ne lit pas les heures inscrites sur le cadran. D'après les positions relatives des deux aiguilles par rapport aux divisions et bien que les chiffres mêmes, en raison de la distance, aient cessé d'être lisibles, beaucoup de paysans, même illettrés, savent parfaitement, dans la campagne, apprécier de fort loin et à la minute près, l'heure exacte à l'horloge du clocher de leur village.
Le chiffrage des heures est donc à peu près inutile.
Sur le cadran ci-contre, entièrement dépourvu de chiffres, personne n'hésitera à lire 3 heures 12 minutes (fig. 1 dansla Nature).
On voit à Vienne, sur le Ring, et à Paris même, des horloges publiques au cadran non chiffré. La lecture de l'heure y est tout aussi facile. »
M. Ch. Lallemand trouve ici en face de lui une autre illusion, bien naturelle également. De ce que nous énonçons la lecture que nous venons de faire sur un cadran en disant, par exemple, cing heures vingt-cinq, nous nous imaginons, lorsque nous voulons nous représenter ce que nous avons fait, que nous avons réellement lu le nombre cinq sous la forme V ou 5. C'est du moins ce que semblent avoir pensé les autorités postales qui ont ordonné la position du nouveau cadran de la rue Bergère. Et en tout cas cette disposition nouvelle s'opposerait radicalement à la facon normale dont nous lisons l'heure, c'est-à-dire par l'image non analysée de la position des aiguilles sur le cadran, position qui devient tout autre avee la division en 24 parties. Donc, de loin, quand les chiffres deviendraient illisibles, et comme d'ailleurs les divisions seraient beaucoup plus rapprochées et par suite les inexactitudes d'évaluation des positions beaucoup plus graves, il y aurait bien plus de chances d'erreurs.


M. Ch. Lallemand aurait pu encore signaler une objection. Ne faut-il pas, dit-on, que les cadrans et le langage soient d'accord ? Il n'était pas nécessaire d'insister sur ce point. Et nous nous contenterons de reprendre, en partie en sens inverse, l'analogie qu'indiquait M. Marcel Le Tellier dans ses « Variétés sur l'éducation du public » du n° 39, à savoir l'analogie avec les sous :

  1. L'objet matériel porte l'inscription 10 centimes.
  2. Son nom dans la langue écrite (par exemple sur le livre de comptes) est aussi 10 centimes.
  3. Son nom dans la langue parlée est deux sous: aucun Français ne dit sérieusement qu'il a « donné dix centimes à un pauvre ».
    Il en sera de même pour l'heure :
  4. L'objet matériel (cadran) portera, par exemple, l'inscription 5.
  5. La langue écrite (indicateur, timbre humide), qui a besoin de plus de précision, dira, suivant les cas, qu'il s'agit de 5 ou de 17 heures.
  6. La langue parlée, où cette précision est superlue, continuera, si elle le préfère, à dire cinq heures dans les deux cas.

C'est aux conditions différentes des problèmes pratiques qu'est due l'absence de symétrie entre les deux cas. Dans celui de la monnaie, matière et écriture sont d'accord, parole est isolé; dans celui de l'heure, matière et parole sont d'accord, écriture est isolé.

Retour à la revue Le Spectateur