aller directement au contenu principal
couverture de la revue Le Spectateur

Le Bon Marché et le développement topographique de Paris

La leçon d'introduction au cours que M. Camille Jullian a professé cette année au Collège de France sur la formation topographique des villes, leçon qui a été publiée par la Revue des Cours et des Conférences du 5 mars 1914, renferme le passage suivant, où M. Jullian, voulant expliquer comment un édifice public, par suite "du-grand nombre de personnes qu'il attire et de la circulation qu'il détermine ainsi, contribue à la formation topographique de la ville, invite ses auditeurs à une « expérience » qui a pour objet le magasin du Bon Marché : « Pour le comprendre, il faut faire une expérience : je vous propose donc de venir avec moi en pensée dans une des rues les plus vivantes, les plus tracassantes de Paris, une rue de la rive gauche, — car j'aime ma rive gauche, dans le passé comme dans le présent : au XVIII » siècle on considérait comme un voyage au long cours le trajet de Chaillot au quartier Saint-Michel ; mais, en réalité, dès cette époque, la physionomie de la rive gauche était extrêmement curieuse : c'était une physionomie plus vivante, plus populeuse même que de nos jours... Je vous conseille donc de venir faire avec moi une promenade dans la rue de Rennes. Il n'est pas mauvais de suivre d'un peu près les gens que l'on rencontre dans la rue,... quand c'est en matière scientifique. Les gens qui suivent la rue de Rennes, les rues avoisinant la gare Montparnasse, les trois quarts de ces personnes vont à la gare Montparnasse, ou,de cette gare, vont... chacun chez soi. Je sais bien qu'en route il a pu se faire qu'un certain nombredepersonnes se soient arrêtées chez Potin au magasin d'épicerie; mais, presque toujours, ensuite, leur paquet en mains, ils vont vers la gare ou une ligne de banlieue ou une ligne de Bretagne ou de Normandie. C'est-à-dire qu'au fond l'élément générateur de tout ce mouvement, l'organe qui donne l'impulsion, le caractère à cette vie, c'est la gare Montparnasse; elle décide, si je puis dire, le va-et-vient de ces gens allant dans le même quartier. — Prenez encore par exemple le boulevard Raspail ; il est certain que ce boulevard doit sa physionomie essentielle à ce qu'il se trouve entre le boulevard Montparnasse et le boulevard Saint-Germain ; il doit le caractère propre de sa vie à ce que dès 8 heures du matin il est le passage qui conduit à cet édifice que l'on appelle le Bon Marché. Vous me direz : mais ce n'est pas un édifice ; ce n'est pas une église, un temple, un hôtel de ville ; ce n'est pas une caserne. Non, mais le Bon Marché ; mais c'est un édifice absolument comme les autres. Ce que j'appelle un édifice,c'est une maison assez grande, assez vaste pour appeler beaucoup de gens, pour réunir beaucoup d'intérêts, pour écouler beaucoup de marchandises. Mais la vie du Bon Marché est moins intense que, par exemple, celle de la Sorbonne, de la gare Montparnasse ? Eh bien ! suivez le public du boulevard Raspail, et vous verrez que la moitié du temps ce public se rend au Bon Marché ou en revient. Voilà l'expérience que je vous propose de faire, non pas le moins du monde pour vous intéresser à des minuties mais pour vous faire comprendre qu'il y a un phénomène historique qui se passe ; souvent les observations les plus banales sont la constatation d'un fait historique d'importance. Prenez un des nombreux autobus qui passent aux portes du Bon Marché et qui suivent le boulevard Raspail, l'autobus par exemple : Gobelins-Place des Ternes; je l'ai pris souvent et j'ai remarqué l'endroit où cet autobus déverse le plus de monde, soit dans un sens, soit dans l'autre, et, incontestablement, c'est le Bon Marché : il détermine ce mouvement surle boulevard Raspail, parce que le mouvement d'unboulevard de Paris n'est pas seulement constitué par les piétons, mais aussi par les gens qui circulent dans les voitures. — Il faut bien vous dire aussi que, si vous suivez les lignes du Métropolitain ou du Nord-Sud, c'est exactement la même chose au point de vue de la formation de la vie. Dans le Métropolitain, ce sont exactement lès mêmes individus qui vont pour les mêmes intérêts. Or vous remarquerez que depuis la Concorde la moitié du monde descend a la station du Bon Marché.
Ce qui arrive pour le boulevard Raspail, pour la rue de Rennes, c'est ce qui est arrivé autrefois pour la formation des villes, pour le groupement des villages dans les campagnes, où ce sont des sources, des fontaines, comme je vous l'ai dit bien des fois, qui ont été les premiers lieux de groupement, de rassemblement, l'élément social par excellence.
Si je pouvais par la pensée, par les textes, retrouver les mouvements des Gallo-Romains de Lutèce, il y a quelque chose comme 1.800 ans, le long delà rue Saint-Jacques, qui est une des plus anciennes artères de Paris, qui était autrefois la route romaine, eh bien ! si je pouvais suivre, au lieu du boulevard Raspail ou du boulevard Montparnasse, le mouvement des gens depuis le pont de la Seine le long de la rue Saint-Jacques à l'époque romaine, je verrais que ce qui les attire dans cette rue, c'est ou le besoin de se rencontrer dans les thermes, ou bien le besoin de satisfaire à certains intérêts économiques, ainsi le besoin de se rendre au marché, car le grand marché de Paris à cette époque se trouvait sur la rue Saint-Jacques. »
Nous n'accompagnerons ce passage si vivant que du commentaire indispensable pour signaler deux points qui nous semblent particulièrement intéressants.
Le mode d'action d'une cause historique comme celle dont parle ici M. Jullian. Le réseau des rues d'une ville n'est ici déterminé, ni par une volonté humaine toute-puissante, comme il l'est dans certains cas (à Paris même, l'Etoile ; villes plus ou moins artificielles comme Versailles, Richelieu, Pienza, Karlsruhe, ou la future capitale de l'Australie), ni b) par des causes aveuglément matérielles, comme l'est le système orographique d'un pays : en réalité l'élément le plus important (car il n'est pas unique), c'est c) l'action convergente d'une grande quantité de volontés individuelles et libres (toutes les personnes qui vont au Bon Marché), mais dont l'ensemble agit par suite de la loi statistique dite des grands nombres, avec une régularité permettant une précision assez exacte pour qu'on puisse donner aux rues et aux boulevards la largeur qu'il faut, aux moyens de communication la capacité et la fréquence qu'il faut.
2° L'heureux emploi de l'analogie que fait ici M. Jullian. — Etablir un rapprochement entre le Bon Marché et les Thermes de Cluny, voilà qui peut sembler osé aux puristes de l'archéologie et de l'histoire, et cependant quoi de plus conforme à la règle fondamentale de toute étude,règle qui consiste à expliquer l'inconnu (l'antiquité) par le connu (le présent). Ce n'est point le lieu de signaler ici les avantages et les détails,del'analogie. Remarquons seulement combien ce procédé se distingue d'un procédé vulgaire avec lequel on est tenté de le confondre. En présence d'un fait nouveau, l'esprit est très porté, plutôt que de l'étudier en lui-même, à le classer, d'après quelque indice plus ou moins bien observé, dans la même catégorie que tels faits anciens, et à le traiter ensuite comme ces faits anciens. C'est la routine, source de beaucoup d'erreurs. Le procédé analogique est tout autre, car ce n'est pas un fait en bloc (ni surtout un objet) qu'il assimile à d'autres : c'est, à l'intérieur de ce fait, l'action de causes parallèles qu'il cherche à démêler. Ces causes sont les éléments de son explication, mais il n'oublie pas que chaque fait est en lui-même une combinaison unique en son genre des éléments qui contribuent à le former.
Disons plus. Il y a des cas où le raisonnement par classe, chéri du vulgaire, s'opposerait précisément à l'emploi judicieux de l'analogie. Ainsi l'action, dans le Paris gallo-romain, des Thermes de Cluny, apparaissant au premier abord comme un « fait historique », et celle du Bon Marché dans notre Paris du XXe siècle comme une « actualité », l'esprit commun répugnerait à les rapprocher pour les éclairer l'une par l'autre.

Retour à la revue Le Spectateur