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couverture de la revue Le Spectateur

L'automatisme du langage

Article paru dans Le Spectateur, tome quatrième, n° 40, novembre 1912.

Il y a un automatisme du langage parlé dont l'existence apparaît indéniable, aussi bien dans ces expressions reçues qui reviennent sans cesse dans la conversation courante que dans ces phrases stéréotypées, joie de l'auditeur d'intelligence moyenne, qui, jamais déçu, les achève mentalement ou du bout des lèvres en même temps que le conférencier.
Cet automatisme est tellement général qu'on le retrouve partout, même dans l'emploi des termes les plus techniques, les moins communément répandus, qu'il s'agisse du langage des juristes, des expressions d'atelier dont usent artistes et critiques d'art, de l'argot des collégiens ou des apaches.
En effet celui qui dans les propos journaliers emploie des expressions « propres » et peu usuelles ne le fait pas par ostentation pour montrer qu'il les sait. Une telle façon de s'exprimer semble résulter d' une certaine familiarité avec les choses dont on parle, elle montre une certaine aisance à les manier, et, comme tout ce qui ressemble à une supériorité, elle peut être prise pour de l'affectation; mais un pareil jugement témoignerait dans la plupart des cas d'une observation bien superficielle. Les expressions qui paraissent les plus choisies sont très souvent le langage ordinaire « vulgaire » de celui qui les emploie, au point que, s'il voulait parler autrement, il lui faudrait la plupart du temps faire effort contre lui-même; et cette recherche d'un langage soi-disant moins recherché, beaucoup n'y songent même pas. Nous ne nions pas d'ailleurs qu'on ne puisse vouloir se donner un genre en parlant l'argot des fortifications ou l'argot des savants. Pourtant c'est là sans doute une exception. Il importe en effet de ne pas perdre de vue que chaque objet de connaissance semble, apporter avec soi toute une terminologie spéciale, Il y a une langue mathématique comme il y a une langue des sports, et le souteneur n'aurait que faire de son vocabu- laire pittoresque dans un laboratoire de chimiste. Ces langages spéciaux, ces expressions techniques constituent à la fois des barrières pour les profanes, et, pour les initiés, de précieux moyens de simplification. Mais les employer fréquemment et à plus forte raison les employer hors de saison ce n'est certes pas le fait d'un esprit judicieux. Une précision exagérée du langage dénote plutôt absence de réflexion que justesse d'esprit, s'il est vrai que c'est machinalement et comme par un déclanchement automatique que les termes les plus concrets viennent sur les lèvres du technicien. Elle témoignerait alors d'une soumission passive à des habitudes invétérées et d'une incapacité d'endiguer le torrent de ces mots qui coulent comme de source.
Pour employer le langage de Leibnitz, on peut dire que nous sommes presque toujours « machine » lorsque nous parlons.
Beaucoup même en font parfois l'aveu. Lorsque par exemple on les prie de s'expliquer sur ce qu'ils entendent par telle phrase ou tel mot qu'ils viennent d'énoncer, ils ripostent : « Oh! j'ai dit cela comme j'aurais dit autre chose, c'est là une simple manière de dire, une façon de parler. »
Le discours considéré comme simple façon de parler voilà qui ne peut être négligé dans l'étude exégétique du langage courant, l'automatisme se constatant là même où on s'attendait le moins à le trouver, dans l'emploi des expressions propres et des termes techniques.

M. P.

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