L'art de persuader
Article paru dans Le Spectateur, n° 7, novembre 1909.
C'est un fait d'expérience que certaines personnes sont beaucoup plus aptes que d'autres à persuader, tout en étant presque entièrement dépourvues de « raisonnement »; et d'autre part des hommes doués d'une intelligence étendue, d'une parole facile, et d'une imagination ardente, exercent souvent moins d'influence que des individus médiocres dont les idées sont confuses et vagues, l'imagination incomparablement moins riche et moins forte, et qui sont à tout prendre inférieurs, même comme orateurs, aux précédents. Ceux-ci se font écouter, louer et applaudir, mais ils n'ont point d'action ; les autres circonviennent ou subjuguent les individus et entraînent les foules. - Le professeur qui guide et gouverne sûrement ses élèves, l'avocat qui fait acquitter ses clients, le commerçant qui s'entend le mieux à écouler sa marchandise, l'officier qui sait électriser et entrainer ses hommes, ne parviennent pas à ces résultats par la logique de leur discours. Et cependant la persuasion nous semble être essentiellement l'action qu'une intelligence exerce sur une autre intelligence. Celui qui persuade se donne pour parler au nom même de la raison.
Il impose aux autres esprits la conviction qu'il est « dans le vrai », quelles que soient les idées qu'il émet ou les fins qu'il propose. Il semble donc que le rôle de l'intelligence ne soit pas ici en fait ce qu'il prétend être en droit.
Prenons pour exemple un des cas où la logique semble jouer effectivement le plus grand rôle, une discussion où l'on cherche mutuellement à se convaincre.
L'opposition que nous signalons entre le principe et le fait est nettement mise en lumière par les procédés de défense auxquels recourt instinctivement celui qui refuse de se laisser persuader, lorsqu'il se voit forcé dans ses derniers retranchements. Ici en effet l'interlocuteur aux abois se trouve en présence d'un argument qu'il ne peut réfuter, c'est-à-dire qu'il se sent obligé d'admettre : 1° que les principes posés par son adversaire sont vrais ; 2° que les conséquences tirées de ces principes s'en déduisent logiquement. Et cependant, il se refuse à tenir pour vraies ces conséquences. Il nie donc implicitement l'axiome logique suivant lequel le faux ne peut se déduire logiquement du vrai. Or c'est sur ce même axiome qu'il va s'appuyer pour tenter de répondre. Ne pouvant réfuter directement, ni les principes posés par son adversaire, ni les conséquences immédiatement déduites de ces principes, il tire arbitrairement de ces conséquences ou de ces principes d'autres conséquences dont l'absurdité est manifeste; d'où il conclut à la fausseté de la thèse adverse. Mais par là même, il affirme implicitement l'axiome logique qu'il niait implicitement tout à l'heure, et se réclame ainsi de la logique au moment même où il en viole les règles (1). Cet effort désespéré de l'intelligence pour échapper aux arguments qui l'enserrent de toutes parts se manifeste encore sous une autre forme. Il ne s'agit plus alors de déduire de la thèse de l'adversaire des conséquences absurdes, mais de supposer à son raisonnement des postulats erronés. On s'efforce en effet souvent de montrer que les principes et les conséquences de l'adversaire appartiennent à une méthode de penser dont la légitimité est problématique. On échappera, par exemple, à un argument pressant en élevant des doutes sur la valeur du raisonnement en général. « On peut, dira-t-on alors, tout démontrer. — On prouve tout ce qu'on veut. - Ce sont là des subtilités. — Vous argumentez en logicien, mais le réel se moque de votre logique. — C'est de la pure dialectique. — Vous avez raison en paroles, mais tort en fait. — C'est exact en théorie, mais faux dans la pratique. » Et ainsi de suite. On admet alors gratuitement, sans préciser davantage l'objection, que l'adversaire est parti d'idées inadéquates au réel, et qu'il a raisonné en prenant à tort ses idées pour absolument adéquates. Ce qui revient à dire qu'on raisonne implicitement de la manière suivante: « Vous ne pouvez raisonner comme vous le faites que parce que vous admettez telle ou telle opinion qui est fausse. Donc votre raisonnement lui-même est faux. » Quelquefois même on étend le doute au principe générateur de tous les arguments, c'est-à-dire à la personnalité même de l'interlocuteur. Ne pouvant réfuter le raisonnement directement, on croit le réfuter indirectement, en attaquant le raisonneur. « Vous avez intérêt à parler comme vous le faites. - Votre passion vous aveugle. — Vous raisonnez ainsi parce que vous êtes jeune, parce que vous ne connaissez pas la vie », etc. On m'a même une fois répondu: « Vous êtes un logicien » en ayant l'air de considérer cette réplique comme décisive. Notez que celui qui me parlait ainsi ne manquait ni d'intelligence, ni de culture, ni même de connaissances philosophiques: il avait lu la ! Du moment que j'étais logicien, il devenait évident que mes raisonnements devaient être plus rigoureux que les siens, soit que j'eusse raison, soit que j'eusse tort, et qu'ainsi je devais toujours avoir raison selon les apparences. Néanmoins j'avais tort, selon lui, en réalité. Mais il ne pouvait me réfuter, n'étant pas logicien. — Ou encore on regarde la thèse de l'adversaire comme partie intégrante d'un ensemble d'opinions condamnables dont on fait, pour les besoins de sa cause, quelque chose d'indivisible, de sorte qu'en le rejetant on rejette du même coup en bloc tous les raisonnements qu'on ne peut logiquement réfuter. C'est ainsi que dans une discussion, il arrive très souvent qu'un interlocuteur s'imagine clore un débat en résumant d'un mot les opinions opposées aux siennes. — « Vous êtes monarchiste », dira l'un. Comme il est lui-même républicain, cette constatation de fait équivaut pour lui à une réfutation.
Un spiritualiste s'écriera de même : « C'est du matérialisme »; un positiviste : « C'est du mysticisme. » On fait alors rentrer la thèse adverse dans un système qu'on regarde comme ruiné par avance. Reprenons maintenant l'analyse de la discussion.
En principe, les deux interlocuteurs n'ont en vue que la pure vérité, soit qu'ils prétendent la rechercher d'un commun accord, soit qu'ils croient déjà la posséder. Ils prennent pour établi qu'on doit se rendre à la rigueur du raisonnement et à l'évidence des preuves, puisqu'ils s'efforcent de convaincre leur adversaire par cette évidence et par cette rigueur, en affirmant d'une part que leur raisonnement est logique et que leurs preuves sont très fortes, d'autre part que les preuves de l'adversaire sont faibles et son raisonnement vicieux. Ils protesteraient l'un et l'autre si l'on insinuait qu'ils se moquent de la logique et que la vérité est le moindre de leurs soucis. Tout se passe donc comme s'ils convenaient de se placer l'un et l'autre en face du réel pour constater ce qu'il est en fait, et tous deux y prétendent également, avec cette réserve que chacun d'eux, voyant le réel sous un angle différent, veut amener son interlocuteur à son propre point de vue.
En fait il en va différemment. Car si l'on porte son attention non plus sur la logique objective invoquée d'un commun accord par les deux interlocuteurs, mais sur la logique subjective qui préside aux démarches de leur pensée, on pourra prêter à chacun d'eux un langage tout différent de celui qu'il avoue. C'est en effet par rapport aux convictions déjà acquises qu'on décide de la vérité ou de la fausseté des opinions soutenues. Or les convictions sont des tendances de l'âme autant que des états de l'esprit; elles sont voulues en même temps que pensées. Il en résulte que le travail d'examen et de critique auquel on se livre sur les opinions d'autrui est aussi sentimental qu'intellectuel. Il échappe à la logique objective et déjoue ses attaques. Et c'est pour cette cause que tous les raisonnements se brisent sur une conviction obstinée. On n'arrive jamais à s'entendre que par la découverte de convictions identiques. Chacun se cantonne dans sa manière de voir comme dans un fort d'où rien ne peut le contraindre à sortir. Un esprit enjoué et pénétré du sentiment de sa supériorité se raille agréablement des arguments qu'on lui propose et s'amuse intérieurement de leur faiblesse. Une âme passionnée ne conçoit pas qu'une opinion puisse résister au choc d'une conviction aussi forte qu'est la sienne. Un sceptique - le plus souvent très dogmatique dans son scepticisme - oppose invariablement à tous les raisonnements une raison de douter tirée de l'inévitable faiblesse de la raison humaine, tout en attribuant lui-même une certaine valeur éternelle à son doute et à ses objections
sceptiques. Et ainsi des autres, la direction genérale de la pensée restant la même chez tous. Le parti pris de ne pas se laisser convaincre se manifeste quelquefois d'une manière naïve dans des répliques de ce genre : « Je n'ai rien à vous répondre pour le moment, mais je sens qu'il y aurait quelque chose à vous objecter. J'ai besoin d'y réfléchir. — Ce que vous me dites ne me satisfait pas entièrement. — Votre preuve est forte, mais je ne puis la considérer comme décisive. - Cet argument n'est pas aussi fort que vous croyez. » Ou d'une manière brutale : « Vous perdez votre peine à discuter, vous ne me convaincrez pas. — Cet argument peut avoir beaucoup de valeur pour vous, il n'en a aucune pour moi. — J'ai toujours pensé de cette façon, je suis trop vieux pour changer d'avis. - Raisonnez tant qu'il vous plaira, mon siège est fait. » (2) On dira peut-être que l'interlocuteur est en pareil cas inintelligent ou de mauvaise foi. Et sans aucun doute, des phrases comme celles que nous venons de citer semblent prouver un manque absolu de loyauté dans la discussion en même temps qu'une incompréhension de la pensée d'autrui confinant à la stupidité. Cependant j'ai observé ces procédés de controverse chez des personnes dont l'intelligence et la probité, en dehors de la discussion, n'étaient point douteuses. Et de plus, le travers que nous signalons, n'étant que l'exagération d'une tendance naturelle de l'esprit, rend seulement plus visible au psychologue ce qui existe d'une manière générale chez tous les hommes. Qu'il y ait ici en un certain sens inintelligence et mauvaise foi de la part de l'interlocuteur, ce n'est pas douteux; mais du point de vue où nous sommes placés, nous devons prendre les hommes tels qu'ils sont, c'est-à-dire avec la dose d'inintelligence et de mauvaise foi qui leur est inhérente. En outre, l'inintelligence provient ici de la passion avouée ou secrète c'est-à-dire d'une attitude de la volonté. Ce que nous appelons stupidité ou déloyauté n'est donc que le parti pris de ne pas se laisser convaincre, et ce parti pris, quoique irrationnel, n'est pas absolument déraisonnable, car il n'est au fond que le désir de ne pas renoncer à soi-même, l'effort de l'être conscient pour persévérer dans sa mentalité présente, son vouloir vivre en tant que pensée déterminée de telle et telle façon. L'être conscient n'existant pas en dehors de ses modalités particulières, sa tendance à persévérer dans l'être en tant qu'intelligence, emporte en effet avec elle la tendance à persévérer dans toutes ses idées particulières. Notons-le, d'ailleurs. Ce que nous considérons comme une tentative de notre interlocuteur pour se derober à nos attaques, il le considère, lui, comme un effort pour tenir bon contre celles-ci. Il n'a pas conscience le plus souvent de sa mauvaise foi, ce qui revient à dire qu'il n'est pas, absolument parlant, de mauvaise foi, puisque celle-ci implique nécessairement la conscience d'elle-même.
La logique qui préside à la persuasion est donc d'ordre sentimental plutôt que rationnel. Or la logique du sentiment, c'est la continuité du vouloir persistant sous des représentations diverses et se réglant d'après celles qui s'accordent avec lui, à l'exclusion des autres. La volonté sait en effet ce qu'elle veut, alors même que l'esprit n'en sait rien : car elle tend vers un but déterminé, quoique inconnu de l'agent, et ce but une fois connu, toutes les démarches du sentiment qui nous paraissaient au premier abord contradictoires, concordent entre elles.
L'agent est logique en ce que ses actes dérivent de son vouloir profond comme la conséquence du principe. Ce vouloir, s'il venait à être clairement connu, s'exprimerait en effet par une formule d'où les maximes des actes particuliers se déduiraient rigoureusement. Mais il n'en va pas ainsi et il ne s'exprime en fait que par des formules inadéquates. Nous dirons par exemple qu'un homme manque de logique si sa conduite est en contradiction avec la morale qu'il prêche. Mais si nous pouvions connaître entièrement son caractère, nous verrions que cet illogisme est purement apparent, car le même motif qui le pousse à prêcher la morale en paroles le pousse à l'enfreindre en fait. Il veut que la justice règne, d'une manière générale, parce qu'il y trouve son intérêt, et c'est aussi son intérêt qui le pousse à se conduire contrairement aux principes qu'il préconise.
Les conclusions de nos précédentes analyses se pouvaient déduire de ce que nous savons sur le rôle de la représentation dans la vie en général. La représentation ayant pour fonction de guider la volonté, toute représentation particulière suppose une tendance qui lui préexiste. Mais cette tendance à son tour n'est pas une tendance indéterminée. Elle se réfère à un besoin précis de l'organisme ou de l'être conscient; elle est dirigée dans un sens défini. A cette condition seule, la représentation peut la guider, car, s'il en était autrement, l'agent n'aurait nul besoin de connaître les conditions dans lesquelles son action est appelée à se déployer, et la représentation ne fait ici proprement que révéler à l'être conscient la manière dont ses désirs peuvent se réaliser. La persuasion requiert précisément la divination de la tendance d'autrui dans sa détermination cachée. Un fait d'expérience courante le rend manifeste. Nombreuses sont les personnes qui demandent conseil, rares sont celles qui suivent les conseils qu'elles sollicitent. C'est qu'en effet demander un conseil équivaut presque toujours à demander une approbation. Au fond nous ne désirons pas avoir l'avis de notre interlocuteur sur ce que nous devons, mais sur ce que nous voulons faire : nous désirons qu'il nous éclaire sur notre volonté cachée, parce qu'ignorant nos secrètes tendances, ou ne les éprouvant que confusément, nous avons besoin qu'on nous les découvre du dehors pour nous les représenter d'une manière claire; ou tout au moins, nous attendons de notre conseiller qu'il nous fortifie par son approbation dans une résolution que nous sentons encore indécise, et insufisam- ment forte pour provoquer l'acte, quoique déjà irrévocable en elle-même. Il ne s'agit pas de s'enquérir de ce qui, objectivement, paraît le meilleur, mais d'assurer la réalisation de ce qui est tel pour nous, subjectivement.
La logique objective est donc entièrement subordonnée à la logique subjective. Aussi peut-elle être entièrement éclipsée par celle-ci. Une simple association d'idées, une image, un mot, pourvu qu'ils répondent à des sentiments très forts, ou à des désirs très vifs, auront sou- vent plus d'effet que le raisonnement le plus rigoureux.
La persuasion s'opère alors par simple suggestion : c'est le cas du meneur de foules, de l'officier qui entraîne ses hommes, du commerçant qui « fait l'article ». La psychologie de la réclame nous en fournit un autre exemple.
Mais la suggestion peut aussi se produire au cours d'une discussion méthodique. N'arrive-t-il pas souvent qu'un mot échappé par hasard à notre interlocuteur nous rattache entièrement à son avis, alors que tous ses raisonnements avaient été impuissants à obtenir ce résultat ? Ce que ce seul mot vient d'évoquer à notre esprit nous a fait percevoir l'accord profond qui existe entre les thèses de notre interlocuteur et nos convictions les plus ardentes; dès lors il emporte immédiatement notre adhésion. En quoi consistera donc l'art de persuader ? Nous avons vu que la logique n'a d'influence que dans la mesure où elle agit dans un sens défini déterminé par l'état affectif de celui qu'on cherche à convaincre ; dans la mesure où elle heurte de front les tendances de ce dernier, elle est vouée à l'impuissance. Le problème sera donc : 1° de saisir intuitivement l'état affectif de ceux sur qui l'on opère; 2° d'adapter à cet état affectif l'opinion qu'on défend ou la fin qu'on propose. S'il s'agit par exemple de faire approuver le romantisme par un mystique, on insistera sur ce qu'il y a de mystique dans le romantisme. Le difficile, ici, c'est de trouver le joint qui rend cette adaptation possible. On se heurte souvent à des préventions qu'il est malaisé de dissiper. Il faut alors se servir des sentiments les plus profonds et des convictions les plus fermes pour détruire les convictions les moins fermes et les sentiments les moins profonds, les utiliser en quelque sorte comme un appât, et en ce sens, on pourrait presque dire que persuader, c'est corrompre. Les procédés qu'on a chance d'employer avec succès varient à l'infini. Je n'en citerai qu'un, qui peut être d'un usage général.
Mon interlocuteur soutient une thèse que je juge fausse et que je suis en mesure de réfuter. Si j'entreprends une réfutation directe, mon interlocuteur va devenir ipso facto mon adversaire. Il songera donc immédiatement à se défendre contre moi, n'acceptera mes raisons qu'avec défiance et ne se rendra que de mauvaise grâce, si toutefois il se rend. Pour cette raison, je tâcherai d'endormir sa défiance. Au lieu de le combattre, je lui dirai simplement: « Je pense comme vous. Mais voici ce qu'on pourrait peut-être nous objecter. » (Ici je démolis complètement la thèse adverse.)
Puis, j'ajoute: « J'avoue que je ne vois rien à répondre.
Et vous-même? » Mon adversaire est à demi-conquis par ce fait qu'il se sent solidaire de moi-même. Nous sommes l'un et l'autre dans une position désavantageuse vis-à-vis de l'objection, et nous avons le même intérêt à en comprendre toute la force pour la pouvoir ultérieurement réfuter. Mais en ce moment la réfutation manque. Provisoirement donc nous sommes vaincus. Je force mon adversaire à rendre les armes en les rendant moi-même. Je ne l'ai pas entièrement convaincu, mais j'ai jeté un doute dans son esprit. Il réfléchira par la suite pour réfuter mon objection, mais dans cet effort même pour la réfuter, il sera contraint d'y penser, et de s'y appliquer sérieusement. Et plus il concentrera son attention sur elle, plus il en sentira la force, plus il sera disposé à l'admettre : l'idée deviendra peu à peu conviction, la représentation se fera volonté.
Mais, va-t-on m'objecter, en pareil cas, votre interlocuteur est en définitive persuadé par la force de votre raisonnement, et tout votre art consiste seulement à écarter sa défiance. A proprement parler vous n'utilisez pas ses sentiments pour le convaincre, mais seulement pour lui faire examiner votre thèse sans parti pris. Votre action réelle sur lui est celle d'une intelligence sur une intelligence. Oui, sans doute. Mais la logique du raisonnement ne possède ici sa puissance que parce qu'elle trouve un appui dans les tendances profondes de l'individu. Un être ne subsiste que s'il est capable de s'adapter au réel, là où le réel ne peut s'adapter à lui. Il y a donc en lui une tendance constante à régler son action et sa pensée sur les choses lorsqu'il ne peut régler les choses sur sa pensée ou son action. Or en amenant mon interlocuteur à reconnaître que sa thèse soulève une objection qu'il ne peut vaincre, je le mets en face d'un fait qu'il ne peut changer, et auquel il doit s'adapter de gré ou de force. J'utilise donc une tendance profonde de son être. Le rôle de la logique objective peut être considérable, parce que la logique est elle-même un besoin de l'esprit. L'intelligence a son instinct de conservation qui lui est propre : en rejetant toute logique, elle se détruirait elle-même. En ce sens, elle est accessible à la rigueur du raisonnement, et de là vient l'importance qu'on accorde à la logique en principe. Mais pour que cette même logique ait en fait une action égale à celle qu'elle revendique, il faut d'abord qu'elle soit sentie comme besoin. C'est ce qui se produit à un degré éminent chez les savants et les philosophes, en tant du moins qu'ils se montrent vraiment dignes de leur nom. Ce ne sont pas de pures intelligences, mais le facteur affectif qui domine en eux est la curiosité désintéressée, l'amour du vrai. La raison n'a tant de force sur eux que parce qu'elle est d'accord avec leur volonté profonde qui est d'accepter le réel quel qu'il puisse être. Aussi toutes les règles de la méthode objective, enseignées abstraitement et apprises du dehors, n'ont-elles jamais formé un seul penseur. La logique des sciences a suivi les grandes découvertes et ne les a point fait naître. Il n'y a point d'autre méthode d'invention que l'amour de la vérité, et l'idée de la vérité, intuitivement perçue, est le secret moteur des démarches de la pensée du savant ou du philosophe. Or l'amour de la vérité chez le penseur, comme l'amour du beau chez l'artiste, est la vraie source du génie, et de ce point de vue, on pourrait dire que la moralité est à la racine du génie, la moralité consistant ici non dans la sympathie pour les autres hommes, mais dans la sympathie pour l'être universel, l'amour profond de la Nature.
ANDRÉ JOUSSAIN.
(1) J'en ai eu tout dernièrement un exemple. Une personne soutenait que le service militaire n'a rien de pénible. Quelqu'un contredit cette assertion. Sur quoi le premier interlocuteur s'écrie: « Eh bien alors, soyons antimilitaristes, supprimons l'armée, démolissons les casernes », etc. Ici l'antimilitarisme absolu était considéré pour les besoins de la cause, comme une conséquence nécessaire de la thèse opposée. Le raisonnement suivant demeure implicite: « Vous rejetez (ou devriez rejeter) l'antimilitarisme. Or l'antimilitarisme est une conséquence nécessaire de votre thèse. Donc vous devez rejeter votre thèse. » Manière commode de prêter aux autres des opinions qu'ils n'ont pas ou qu'on espère leur voir condamner, afin de justifier les siennes propres.
(2) Notons ici qu'un esprit sincère et sans parti pris peut recourir à quelques-uns des moyens de défense que nous signalons. II arrive par exemple que le raisonnement de l'adversaire recèle un vice caché qu'on est provisoirement incapable de mettre au jour, ou suppose des postulats qu'on pressent, mais qu'on ne peut clairement formuler. Nous sentons souvent la fausseté d'une opinion avant d'être en état d'en fournir une réfutation rigoureuse. La suite de cette étude rendra raison de ces faits en montrant qu'un facteur d'ordre affectif préside à la pensée du pur logicien comme à celle du mauvais raisonneur. Mais nous devions faire ici cette remarque pour prévenir une objection qui se pose d'elle-même. Remarquons également, pour plus de clarté, que le facteur affectif dérive non seulement de la volonté (caractère, instincts, passions, habitudes), mais aussi de la représentation, en tant que celle-ci est assimilée par le vouloir et transformée en tendances (convictions, croyances, préjugés).