
L'argument d'insuffisance
Article paru dans Le Spectateur, n° 48, juillet 1913.
J'ai été frappé de trouver ces temps derniers dans plusieurs journaux, à propos de deux questions qui ont occupé l'opinion publique, un argument qui, malgré la faveur dont il semble jouir, me paraît pour mon compte assez peu probant. Je l'appelle pour abréger l'argument d'insuffisance : l'un d'entre vous trouvera sans doute un nom meilleur.
A propos du vote de l'Académie de médecine en faveur de la déclaration obligatoire de la tuberculose, un de ces journalistes qui se présentent comme les organes du bon sens, Clément Vautel, a imaginé dans le Matin un petit scénario très spirituel (?), pour montrer combien il était absurde d'obliger à déclarer la tuberculose étant donné qu'on n'obligeait pas à déclarer une autre maladie.... celle dont le titre d'une pièce de Brieux permet depuis quelques années de parler en bonne compagnie.
D'un autre côté, certains adversaires de la loi de trois ans font remarquer que, même avecl'appoint d'une nouvelle classe sous les drapeaux, on ne pourra pas se tenir à la hauteur de l'Allemagne, dont la population sera assez tôt double de la nôtre. J'admets encore l'argument dans le cas de la loi militaire. Le principe des défenseurs de cette loi étant la nécessité d'égaler l'Allemagne, on peut se proposer de montrer l'inanité de ce principe, on veut dire qu'il faut chercher autre chose ». Mais on pourrait tout de même répondre que, si la France ne veut pas abdiquer complétement, mieux vaut encore avoir une armée égale aux deux tiers de l'armée allemande qu'à la moitié seulement, d'autant plus qu'on peut tenir compte des alliances, etc. Quant au boniment de Clément Vautel, il m'a rappelé une histoire tout aussi spirituelle que j'ai lue plusieurs fois sous diverses formes, et en particulier, si je me rappelle bien, dans les « Carnets d'un sauvage » qu'Henri Maret publiait tous les matins dans le Journal: celle du brave homme qui, pendant des années, s'est gardé des refroidissements, des contagions, a soigneusement fait bouillir son eau, et qui est tué dans un accident de tramway. Cette histoire était destinée à montrer l'inutilité des précautions hygiéniques. Et encore, l'intervention du hasard, de la fatalité, lui donnait un certain caractère philosophique propre à faire réfléchir. Mais que dire de l'objection présentée par Vautel à une mesure soigneusement étudiée par des spécialistes? Si je suis bien renseigné, il y a des objections plus sérieuses, mais celle-là..? En tout cas, le fait est qu'elle prend, et qu'elle semble très ingénieuse.
Tranquillisez-vous, je n'oublie pas que le Spectateur n'est pas fait pour traiter le fond des questions. Ce que je voudrais, c'est qu'un spécialiste des arguments, comme M. Jean-Paulhan, ou un spécialiste de l'argumentation, comme mon ami Pareau, nous aide à voir clair au sujet de ces arguments: conformément à leur désir de gagner des partisans, par quoi ceux qui les emploient sont-ils amenés à les employer plutôt que d'autres? ceux-là en sont-ils dupes? d'où vient leur apparence indéniablement séduisante? peut-on, sans entrer dans le détail des questions particulières auxquelles ils sont appliqués, donner un schéma plus ou moins général de leurs conditions de légitimité?
R. Brignac.
[Nous épinglons à la communication de M. R. Brignac une phrase de Criton dans l'Action française du 17 juillet : « Nous avons expliqué environ cinq cent mille fois que le nécessaire, pour n'être pas le suffisant, n'est pas moins nécessaire ». Ce n'est pas tant la maxime logique de Criton sur laquelle nous voudrions insister que sur l'explication suggérée par elle de la confusion qui met sur la voie de l'argument « d'insuffisance » ceux qui l'emploient et qui rend possible l'illusion de ceux sur lesquels il prend : les notions très précises de « condition nécessaire » et de « condition suffisante », fort différentes en logique et en pratique, ont une certaine proximité apparente qui fait que l'esprit est porté à les confondre entre elles et avec la notion confuse de « condition » tout court.]