
L'argument d'insuffisance
Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.
Je soumettrais volontiers aux lecteurs quelques réflexions au sujet de « l'argument d'insuffisance » dont parle R. Brignac dans le dernier numéro du Spectateur, mais je crains fort de compliquer la question au lieu de l'éclairer.
J'avais lu la petite historiette de M. Clément Vautel et à l'opposé de R. Brignac je n'y avais vu qu'une plaisanterie amusante et non un « boniment» —- c'est-à-dire une argumentation — dont il y avait à entreprendre l'étude. - Eh, mais plaisanter, c'est argumenter! — D'accord. Mais l'argument — puisqu'argument on veut qu'il y ait — m'avait paru dirigé uniquement contre les gens pour qui l'estampille officielle fait foi de tout: « C'est un imbécile, il n'a même pas ses brevets... — Sur les grands registres tenus par des fonctionnaires ad hoc: vous n'êtes pas porté comme ayant telle maladie dont la déclaration a été déclarée obligatoire pour la sauvegarde de la santé publique : çà me suffit, je vous donne ma fille...»
J'avoue tout de même que j'avais bien prévu que d'autres verraient là un argument relatif à la déclaration obligatoire de la tuberculose ; mais alors l'argument qui m'aurait sauté aux yeux aurait été celui-ci: « Si on déclare la tuberculose, pourquoi ne pas déclarer l'avarie? la déclaration de l'une de ces maladies doit entrainer la déclaration de l'autre. » Brignac a lu autrement : « Puisqu'on ne parle pas de déclarer l'avarie, pourquoi parle-t-on de déclarer la tuberculose ? »
Voici donc que dans une simple plaisanterie nous découvrons trois arguments : le premier contre la sottise de celui qui croit à l'administration omnisciente; le deuxième en faveur de la déclaration de l'avarie; le troisième contre la déclaration de la tuberculose. Pourtant les deux derniers :
« Si tuberculose, pourquoi pas avarie? »
« Si pas avarie, pourquoi tuberculose ? »
se réduisent tous deux à cette formule :
« Pas l'un sans l'autre »;
et c'est ce « pas l'un sans l'autre » qui étonne et qui déconcerte.
Car, qu'on enraye les progrès de l'avarie, c'est une chose désirable certes, mais si pour divers motifs on ne tente pas de le faire en obligeant les malades à déclarer leur mal, ce n'est pas une raison pour ne pas essayer de ce procédé à l'égard de la tuberculose.
Ça n'a pas de rapport.
Telle est la réponse du langage courant à cette sorte d'argument sans base logique et probablement sans grand écho psychologique.
L'autre exemple de Brignac est plus typique :
« Vous voulez avoir une armée aussi nombreuse que l'armée allemande, or la loi de 3 ans ne vous donnera pas une telle armée, donc...
(et ici encore deux conclusions)
Donc votez la loi de n ans;
Donc ne votez pas la loi de 3 ans, "
Et c'est peut-être précisément dans cette alternative non formulée - entre les deux conclusions que réside en grande partie la force de l'argument.
Qui veut la fin veut les moyens et tous les moyens.
« Tout ou rien » ;
« Tout » : vous n'y songez pas;
Alors « rien » n'impose.
L'attirance exerce sur l'esprit par la forme concise d'apparence logique que revêt dans la pensée de l'écoutant l'idée émise par le parlant est une des raisons qui font qu'on s'arrête à l'argument et qu'on s'y laisse prendre.
Je ne crois pas d'ailleurs qu'il y ait lieu d'insister sur la confusion faite entre condition suffisante et condi-tion nécessaire.
La chose est peut-être plus simple. Pour éviter tel accident je prends les précautions a,b,c, toutes nécessaires. L'accident se produit par suite de l'inobservation de la précaution d (également nécessaire): tout s'est passé comme si je n'avais rien fait. L'insuffisance des conditions remplies apparaît alors si claire qu'il serait superflu, qu'il semblerait un peu ridicule de s'appesantir sur leur nécessité. L'idée de le faire ne se présente pas.
Il est bien vrai que j'ai diminué mes chances d'être écrasé, par exemple, mais lorsque je suis écrasé, le résultat seul compte et il ne se ressent pas de mes efforts pour réduire des occasions d'écrasement. Dès lors qu'une chose est possible, malgré mes efforts pour l'empêcher, je puis imaginer sa réalisation, et alors ce qui me frappera, c'est l'insuffisance des moyens à employer et non leur nécessité, et où les uns diront : « Essayons toujours, on verra bien, il faut tenter la chance », les autres disent : a A quoi bon? ». C'est une question de mentalité.
Il n'en est pas moins vrai que la réalisation d'une condition indispensable n'est rien au point de vue du résultat si elle n'est pas suffisante, et la tendance à ne considérer que le résultat possible pour se prononcer sur les moyens de l'éviter ou de le produire est telle qu'on en vient à parler des précautions effectivement inutiles comme si elles étaient cause du mal qu'elles n'ont pas suffi à éloigner: «
Il ne fumait pas, ne buvait pas, se couchait tous les soirs de bonne heure, et il meurt victime d'un accident de chemin de fer : beau résultat! »
Que l'histoire soit comique par un certain côté, certes, et on peut en rire, mais non pas conclure comme on le fait. « Ah non, je ne veux pas apprendre à nager, je n'ai pas envie de me noyer ».
Et il est bien entendu que, puisqu'on ne se noie que dans l'eau le nageur a plus d'occasions de se noyer que celui qui n'approche pas d'une rivière; en effet de savoir se maintenir sur l'eau ne suffit pas à le garantir contre les herbes, les remous, les crampes,etc. Le moyen nécessaire (pour qui va à l'eau) serait tenu dès lors non seu- lement pour inutile, parce qu'insuffisant, mais pour nuisible.
On voit qu'en somme c'est tout naturellement qu'en prévision de l'issue on considère plus volontiers la suffisance que la nécessité des conditions, et la première notion, parce que plus importante pour le résultat, empiète sur la seconde et la recouvre complètement.
M. P.