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couverture de la revue Le Spectateur

L'apparente cruauté espagnole et l'optique ethnographique

Article paru dans Le Spectateur, n° 53, janvier 1914.


Lorsque, voyageant à l'étranger, nous sommes frappés par quelque trait du caractère national, nous sommes souvent amenés à commettre une erreur, qui peut d'ailleurs se produire également d'individu à individu. Cette erreur consiste en ce que nous interprétons et nous, jugeons ce trait comme s'il était le seul qui distingue de nous ces étrangers et comme si nous étions, eux et nous, identiques pour tout le reste. En un mot, nous lui accordons la même valeur que s'il s'agissait de quelqu'un nous ressemblant par ailleurs comme un frère jumeau. Que cette erreur puisse être considérable, c'est ce qui n'est pas douteux, étant données les différences de nature et de point de vue qui partagent les peuples et les individus.
Cette illusion d'optique ethnographique a quelque analogie avec celle d'optique historique que M. P. Mathey a signalée dans le « Carnet des Lecteurs » du n° 48, qui consiste à juger un fait ou une idée du passé comme si ces choses s'étaient produites dans un milieu identique à celui d'aujourd'hui.

La voyageuse anglaise, dont nous rapportons ici les observations sur la cruauté espagnole, met justement en garde contre les conclusions que pourraient en particulier tirer ses compatriotes, si soucieux du bien-être de leurs animaux, de la façon dont les Espagnols en usent avec les leurs [Things seen in Spain, par C. Gasquoine Hartley, Londres, Seeley, p. 60 et suiv.)

« Une accusation de cruauté est souvent portée contre le peuple espagnol. Mais la cruauté qu'on rencontre si souvent, et particulièrement dans le traitement des animaux, est presque toujours mal comprise [misunderstood] par l'étranger. Elle naît d'une certaine dureté de fibre, qui rend l'Espagnol indifférent à la douleur.
Et s'il est cruel pour les autres, l'Espagnol l'est aussi pour lui-même. Je ne connais pas de peuple moins soucieux du confort personnel. On peut dire que le stoïcisme est la religion du véritable Espagnol. Toutes les formes de l'ascétisme ont été pratiquées par lui, et aujourd'hui il existe des conféries dont les membres se flagellent avec des instruments spéciaux faits de morceaux de verres aigus jusqu'à ce que le sang coule, tout comme les banderillos piquent les taureaux à la Plaza.
... Il y a deux siècles c'était un usage commun chez les amoureux que de se donner la discipline dans les rues pendant la semaine sainte, pour gagner l'admiration de leur bien-aimée. L'Espagnol encore aujourd'hui se procure l'admiration des femmes par des exploits dangereux et le torero est l'idole du peuple.
... En aucun autre pays les artistes n'ont reproduit les souffrances du Christ et les tortures des martyrs avec la même débauche de détails. Je rappelle les tableaux de Zurbaran et de Ribera, ou ces images du Christ agonisant par Juan Juani à Valladolid, dans lesquelles la douleur est portée à un défigurement qui est presque caricatural. L'Espagnol accepte ces images; il les habille de petites jupes brodées et de jupons de dentelles avec la naïveté d'un enfant; elles sont pour lui l'expression la plus poignante de l'émotion religieuse.
Il semblerait donc que dans le caractère espagnol il n'y a pas seulement l'indifférence à la souffrance, mais un plaisir réel à l'émotion douloureuse, qui empêche l'intelligence de la cruauté. C'est le tempérament qui fait les martyrs et les fanatiques. Je me rappelle des garçons torturant un jeune oiseau, que l'un d'eux tenait par une ficelle attachée à sa patte. J'offris d'acheter l'oiseau pour quelques sous. On me le donna aussitôt et je le mis en liberté. Mais qu'arriva-t-il ? En moins d'une heure une vingtaine d'oiseaux avaient été pris et ficelés et m'étaient apportés. On ne demandait pas de paiement. C'était un cadeau pour la señora étrangère. Les enfants n'avaient pas compris du tout que j'avais horreur de leur cruauté ; ils pensaient que j'avais un goût étrange pour les oiseaux captifs.
Cet incident est caractéristique de ce que l'étranger rencontrera constamment en Espagne. Le conducteur de mules les frappe avec le manche de son fouet... Si vous lui faites des reproches, il sourira, il se mettra rarement en colère ; mais jamais vous ne lui ferez comprendre...
Et cependant, il n'y a aucun doute que l'Espagnol n'est pas étranger aux émotions tendres de la nature humaine. Et, après ce qu'on a entendu de la cruauté espagnole, il est intéressant de noter les signes de douceur et de bienveillance les plus inattendus. Je n'ai jamais vu de gens aussi aimables les uns pour les autres que les Espagnols... Il est remarquable que le premier hospice d'aliénés aient été établi dans le pays des courses de taureaux... »

Nous serions amenés par là à comprendre pourquoi l'impression d'ensemble par laquelle les auteurs résument leur jugement sur un pays étranger, est si souvent que celui-ci est un « pays de contrastes ». Un Anglais intitule ainsi un livre sur les Etats-Unis, mais c'est de la même façon qu'un Français parle de l'Angleterre et de l'Espagne, un Italien ou un Allemand de la France. C'est une illusion encore, mais bien moins grossière que la première, et qui naît du dessein d'échapper à celle-ci : nous savons maintenant qu'il ne faut pas nous étonner des éléments de l'âme étrangère différents de ceux auxquels nous sommes accoutumés, mais nous n'avons pas encore le moyen de comprendre l'harmonie cachée qui préside à leur groupement.

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