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couverture de la revue Le Spectateur

L'allemand observateur, non railleur

Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 55, mars 1914.

Variété historiques et voyages

Un ingénieur, M.Victor Cambon, dont les deux livres sur l'Allemagne, L'Allemagne au Travail et Les derniers progrès de l'Allemagne sont d'une sagacité et aussi d'une modération dans l'éloge et le blâme qui semblent difficiles à la plupart des Français vis-à-vis de ce pays, fait en un passage du second de ces livres (Les derniers progrès..., Pierre Roger, p. 8) la remarque suivante :

« La distraction préférée des Allemands est le vovage. Le tourisme est encore pour lui matière à instruction. Observez-le, et vous verrez que ses voyages prennent l'allure de véritables investigations. Il observe et écoute tout, et de rien ne se moque. L'homme qui raille sacrifie, consciemment ou non, au désir de faire valoir son esprit : c'est autant de perdu pour son attention objective. L'Allemand n'a pas ce que nous appelons de l'esprit : c'est plutôt pour lui une force. Sur sa route, il recueille une moisson de documents que, rentré chez lui, il utilisera, soyez-en certain. »

C'est la réflexion de M. Victor Cambon sur un inconvénient de la raillerie que nous voulons retenir. Il ne s'agit évidemment pas de condamner une attitude naturelle à l'esprit, ni non plus de décider pédantesquement qu'en cela les Allemands font preuve de supériorité sur nous-mêmes ou tel autre peuple. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que l'attitude de raillerie, qui se conçoit elle-même comme une attitude de supériorité vis-à-vis de ce dont on rit, et qui est bien cela en un sens, ne se réalise qu'aux dépens d'une part de domination sur cette même chose.

Rire, c'est évidemment saisir très vite un ridicule, mais c'est également s'interdire de chercher à comprendre ce ridicule, quitte à voir qu'il n'en est pas un. Et, de bonne foi, n'est-il pas certain qu'en voyage ou vis-à-vis d'étrangers le rire n'est souvent que le sentiment produit par l'inaccoutumé ou le différent de nous? Brimade sociale, dit dans le même sens M. Bergson, montrant ainsi le rôle du rire comme agent de solidification du groupe social, mais, par le fait même, de groupe à groupe, signe possible de non-intelligence.

C'est un rire très naturel que celui que produit la conversation tenue devant nous dans une langue qui nous est inconnue. Evidemment, nous ne rions pas de notre propre incapacité de comprendre, qui est plutôt une faiblesse. Au fond, et bien qu'avec notre raison nous sachions pertinemment le contraire, nous avons l'impression que les interlocuteurs ne se comprennent pas eux-mêmes, parlent un baragouin, et sont en quelque sorte des muets, nom sous lequel, comme on sait, le russe et d'autres langues slaves désignent les étrangers et spécialement leurs voisins allemands.

Ainsi, il ne faut sans doute pas dire que nous rions parce que nous ne comprenons pas. Mais nous rions de ce que nous ne comprenons pas, parce que notre imagination, sinon notre logique, attribue celte non-compréhension, non pas à nous, niais aux choses. Ce n'est pas nous qui, momentanément ou définitivement, sommes incapables de comprendre : ce sont les choses qui sont incompréhensibles.

Peut-être, ainsi, les traits sont-ils un peu forcés. On voit du moins comment le rire, en sanctionnant, pour ainsi dire, la non-compréhension, en lui faisant prendre corps, et aussi en amenant l'esprit à se complaire dans une attitude flatteuse pour lui, peut tendre à reculer et même à supprimer le travail qui serait nécessaire à la compréhension.

M. Victor Cainbon a très finement noté cette conséquence en opposant « l'homme qui raille » à l'Allemand enquêteur qu'il a pu observer. Elle est susceptible d'une généralisation intéressante, non seulement de peuple à peuple, mais d'un groupe quelconque à un autre groupe, et aussi, — tout individu n'est-il pas à certains égards un groupe à lui seul ? — d'individu à individu.

Le rire a d'immenses avantages. Il ne les a pas tous, et, en particulier, au point de vue intellectuel, il n'en a pas, au moins sans restriction, un qu'il s'attribue volontiers, celui de la supériorité sur ce sur quoi il s'exerce.

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