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couverture de la revue Le Spectateur

L'acquisition des mots

Article paru dans Le Spectateur, n° 35, mai 1912.

Avant que d'être né, le Spectateur eut ses collaborateurs, et l'on trouvera à l'occasion au « Carnet de la rédaction » des extraits d'auteurs qui ont traité des sujets que nous abordons, avec le même souci de saisir sur le vif l'intelligence au travail, dans ses attitudes et ses procédés spontanés, qui, formés en dehors de toute doctrine logique, sont bien près cependant d'en constituer une.
Que si l'on nous objecte que nous cédons ici au désir commun à d'autres groupements, de nous créer des ancêtres, nous répondrons que le lecteur restera juge des parentés véritables, puisque nos anciens (si l'on pent employer ce terme) parleront eux-mêmes, sans qu'il soit possible de leur attribuer, avant la lettre, des adaptations tendancieuses.
Nous préférons d'ailleurs (on le comprendra) repro- duire ces textes dans toute la vigueur de l'expression primitive de la pensée, en rendant à César ce qui est à César. L'extrait suivant est de Jules Tannery (Science et Philosophie, Alcan, p. 169) :

"Nous conservons toute notre vie la faculté de répéter des mots à demi-compris, dont nous nous servons a peu près correctement, par habitude et par une sorte d'instinct logique : ce mot était à sa place dans telle phrase, il s'emboîtera tant bien que mal dans une phrase analogue. On peut s'amuser assez de soi-même ou de ses voisins en recueillant dans n'importe quelle conversation (sans parler des discussions métaphysiques) la multitude de mots qui ne représentaient assurement rien de précis pour ceux qui les ont prononcés; nous répétons fréquemment des noms de fleur, de pays, d'institutions. d'hommes, de maladies, dont nous ne savons absolument rien et il ne nous vient pas à l'esprit de demander ou de chercher une explication. Les mots nous contentent, Cela n'est pas bien fâcheux dans une de ces causeries où l'on ne cherche qu'une suite d'impressions agréables; les mots à signification indécise ou obscure peuvent très bien contribuer à ces impressions, et les poètes ne l'ignorent pas. Mais nous nous mêlons aussi de raisonner sur ce que nous ne savons pas, avec des mots que nous n'entendons point. Mme de Sévigné nous semble extrêmement comique quand elle raisonne sur ses maladies; ne prêtons-nous jamais à rire, dans de pareils cas? Je ne parle pas des médecins. Cette aptitude à raisonner avec des mots et des signes vides de toute réalité a peut-être abouti à la création de la logique et de l'analyse mathématique.
« Quoi qu'il en soit, la faculté de se servir utilement de mots qui ne sont guère compris est admirable chez les enfants; grâce à elle, ils apprennent à parler, ils pénètrent peu à peu le sens de tous ces mots qui ne représentent pas des objets familiers, qu'ils peuvent voir ou toucher et qu'on leur a nommés. Un mot inconnu les a frappés dans une phrase dont le sens général implique, pour ce mot, une signification qu'ils saisissent vaguement; ils le répètent, avec les mots qui l'entouraient, dans une circonstance analogue, puis autrement, et après quelques essais, dont la gaucherie est parfois charmante, finissent, tant bien que mal, par se faire comprendre et par se comprendre. Lorsque leur vocabulaire est assez étendu pour qu'il soit possible de leur expliquer les mots nouveaux par des périphrases, d'est encore l'usage qui leur apprend ce que la périphrase ne leur enseigne pas, les nuances qui distinguent les mots de sens voisins, les cas où ce mot con- vient plutôt que cet autre; pour fixer le sens d'un mot, ses diverses acceptions. les rapports des mots entre eux, iny a rien de mieux à faire qu'a varier les exemples. Dans une phrase, le sens de chaque mot n'est déter- miné que par la phrase tout entière. Cela s'apprend peu à peu; apprendre à parler c'est accumuler des cercles vicieux; mais, aussi bien, qu'apprend-on autre- ment? Pourtant l'enfant apprend à parler, à exprimer ce qu'il sent, et en l'exprimant il distingue mieux ce qu'il sent ». « Plus tard, il continuera de s'instruire en lisant. Bien des mots et des phrases ne seront lus que des yeux; s'il est vivement intéressé par ce qu'il comprend, il ne s'aperçoit pas toujours de ce qu'il ne comprend pas ou il se contente de ne comprendre qu'à moitié, il devine ou croit deviner. A mesure qu'il se développe, qu'il a vue et senti, qu'il a lu davantage, il comprend plus et mieux, il devine plus juste; il se rappelle ou rencontre à nouveau ce qu'il avait laissé de côté; il y revient, il y réfléchit; le sens des mots et des choses se dévoile; la correspondance entre le langage et ses états de conscience s'éclaire et se précise. Cet état de grâce le sou- tient jusqu'au bout de ses études sans en excepter les études philosophiques. »

Que l'on songe donc quelle discipline la science exige de l'esprit, au moment où, posant une définition, c'est-a-dire, donnant à un mot, rarement nouveau et fréquem- ment usuel, un sens spécial, net, délimité, elle impose par cela même à l'esprit une renonciation complète à toutle contenuqu'il attribuaitprécédemment à ce terme. Ces récits illustrent la remarque, presque évidente a priori, qu'en général les effets directs d'un « poisson d'avril » déterminé sont moins graves que ce qu'on pourrait appeler les effets inverses de la coutume générale des « poissons d'avril », - inverses, parce qu'équivalant non pas, commeles effets directs, à une croyance mal fondée, mais au refus d'une croyance qui serait bien fondée. Tandis que les premiers s'appliquent à un point choisi d'ordinaire dans un simple dessein de plaisanterie, les seconds, dus a une modification genérale des conditions de croyance mutuelle en un jour donné de l'année, s'appliquent n'importe où, à propos de n'importe qui : la gravité du personnage qui semble être en jeu (le procureur de Turin) n'est en aucune facon une garantie, puisque par hypothèse il s'agit d'un plaisantin qui s'est substitué à lui.
Quelques lecteurs se rappellent peut-être que ces effets inverses avaient fait l'objet d'une « Variété » de notre n° 25. On avait essayé de montrer qu'ils ne sont pas limités à une coutume comme celle du « poisson d'avril », mais qu'ils s'étendent à tout fait collectif déformant systématiquement l'expression de la pensée, dans quelque intention que ce soit, par exemple la politesse. Pour en avoir un exemple nouveau, qu'on songe à la quasi-impossibilité qu'il y a de demander en langage usuel à un interlocuteur si ce qu'il vient d'avancer est dans son esprit probable ou certain, les locutions telles que « En êtes-vous bien sûr ?» étant devenues pratiquement des formes atténuées du démenti pur et simple.
Il n'y a certes là aucune découverte. Cependant, si banale que la chose paraisse une fois énoncée, il n'est pas inutile d'en parler, car elle est loin d'être conforme au cours naturel de l'esprit. Elle-même n'a pas d'expression dans le langage courant. En voici une preuve. Le rédacteur du Journal des Débats, voulant décrire l'attitude du procureur italien, dit qu'il est « un de ces hommes qui n'entendent point raillerie ». Tenant à parler français, et non pas le jargon plus ou moins technique que nous employons ici, il ne pouvait évidement s'exprimer autrement. Mais il est clair que, pour le plus simple bon sens, les termes ci-dessus sont absolument inexacts. De quelle « raillerie » s'agit-il? Il n'y en a eu aucune, mais seulement des gens qui ont voulu se garder contre une raillerie hypothétique. On ne peut même dire que ces gens aient tort de supposer le procureur capable, lui, de plaisenter, puisque la plaisanterie, hypothétique encore un coup, était considérée comme venant d'autre part. Les témoins ont-ils mérité leur punition pour avoir supposé la réputation de gravité du magistrat assez mal établie pour qu'un tiers, d'ailleurs inconnu, ose se substituer à lui ? C'est bien compliqué et peu naturel. Enfin doit-on comprendre que le procureur ignorait, par un privilège de son austérité, l'existence de toute plaisanterie ?
Cette dernière solution, malgré sa forme paradoxale, est sans doute la plus rapprochée de la vérité, pourvu qu'on y entende « ignorer » cum grano salis et qu'on la comprenne comme signifiant que le magistrat pensait « n'avoir pas à entrer dans ces considérations », formule précieuse pour résoudre les cas insolubles. C'est de même par des moyens de fortune, plus ou moins couronnés de succès, qu'en l'absence d'idées nettes sur la question suffisamment répandues, on se tire des cas embarassants, plus nombreux qu'on ne croit, suscités par ces déformations systématiques de l'expression de la pensée dont nous parlions plus haut.

R. M. G.

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