
L'abstention
Article paru dans Le Spectateur, n° 48, juillet 1913.
Le langage des assemblées délibérantes a introduit et répandu un certain nombre de termes plus ou moins barbares et que les puristes peuvent déplorer, même quand ils ne peuvent les exclure et les éviter. Mais il a eu aussi ce grand avantage de nous familiariser avec certaines locutions bien commodes et bien expressives. Autant dire que nous lui devons des points de vue, des aperçus, des façons de penser et de représenter la réalité que nous n'aurions pas sans lui ou qui du moins ne nous seraient pas, s'il ne nous y avait habitués, aussi familières. Il n'y a rien là pour surprendre, car une assemblée délibérante est l'image, réduite et plus facile à embrasser, de ce qui se passe dans un homme qui réfléchit et aussi de ce qui se passe journellement sous nos yeux, sans que nous y soyons toujours très attentifs : image simple et trop simplifiée d'ailleurs pour que l'on puisse en tirer l'explication des phénomènes psychologiques et dire par exemple d'un homme qui réfléchit ce que l'on dit d'une assemblée qui délibère. Les erreurs, les simplifications excessives, le naïf « symbolisme » des philosophes anglais de l'association est dû peut-être en partie à ce qu'ils étaient comme suggestionnés par le souvenir des luttes du Parlement et qu'ils n'arrivaient pas à s'en défaire quand ils traitaient des facultés de l'âme, du développement, des attractions et répulsions mutuelles des idées.
Mais, si métaphysiciens et psychologues font bien de se méfier des habitudes d'esprit, des plis et des tics parlementaires, et s'ils seraient inexcusables de concevoir notre « for intérieur » à la manière d'un forum, létude de la logique réelle et de la logique de l'action a tout à gagner à la constitution d'une « Logique parlementaire » qui en serait une province et à laquelle on pourrait consacrer bien des méditations proftables sans affecter, comme par un geste d'excuse, l'attitude humoristique qu'a choisie Hamilton, auteur d'une Logique parlementaire dont il existe, si je ne me trompe, une traduction française due à M. Joseph Reinach. Une pareille étude aurait le mérite subsidiaire de dissiper le préjugé qui fait du « Parlementarisme » une institution artificielle et du régime parlementaire le comble de l'artifice et le règne de la fiction. J'avoue que je n'ai jamais compris ce préjugé. Les opinions, les intérêts représentés et en présence, puis le choc de ces opinions et de ces intérêts, et enfin la victoire de l'un d'eux achetée au prix de concessions ou bien l'intervention d'un compromis auquel chacun a contribué pour une plus ou moins grande part, ce spectacle m'a toujours paru éminemment propre à rendre sensibles et visibles les forces anonymes, complexes et si difficilement représentables et évaluables qui se partagent un vaste groupe d'hommes et le sollicitent en différentes directions. Le seul reproche qu'on lui puisse faire, ce n'est pas qu'il est subtil, artificiel ou byzantin; c'est au contraire quil est grossier, qu'il ne rend qu'un compte sommaire de ce qu'il prétend figurer et qu'il ne réussit pas à prêter une voix à toutes les opinions qui mériteraient de se faire entendre. Quoi qu'il en soit, le parlementarisme est assez réaliste, on voit assez dans la pratique plus ou moins correcte qui s'en fait la manière dont se comportent des intérêts en lutte et des opinions rivales pour qu'on en puisse tirer le sujet d'une logique réaliste. Il n'est pas jusqu'à la partie la plus formelle de cette institution, il n'est pas jusqu'au règlement de l'assemblée délibérante qui ne se prête aux plus ingénieuses, aux judicieuses considérations ; j'en dirai autant de la diplomatie, que lon raille maintes fois et ou je vois l'expression la plus crue, sous des apparences courtoises et pleines de ménagements, des plus impitoyables réalités. Je n'hésiterai pas à étendre ces remarques au protocole et au cérémonial de Cour qui parfois tient lieu et de diplomatie et de Parlement : que de belles considérations ne pourrait-on pas faire, par exemple, sur la préséance et le droit de préséance que l'on se dispute si âprement et qui, entre autres mérites, a celui d'illustrer la loi de l'impénétrabilité des corps et d'en constater, jusque dans les régions les plus exaltées en apparence au-dessus des misères humaines et naturelles, le règne inflexible !
Sans sortir de la sphère de la logique le plus strictement pariementaire, si l'on examine le sens de l'abstention, il faut avouer d'abord que c'est aux habitudes et au langage des assemblées délibérantes que nous devons ce mot : peut-être existait-il, mais il n'a fait fortune que du jour où le parlementarisme fut entré dans les mœurs. Et c'est la pratique des assemblées qu'il est sage de consulter si l'on veut se faire une idée de ce que ce mot signifie. De l'examen de cette pratique il résulte que l'abstention est une des formes de la collaboration. Tout travail parlementaire étant collectif (toute loi étant l'œuvre du parlement, n'eût-elle été votée qu'à une voix de majorité), il n'est pas une parole, pas un geste, pas un acte qui, dans l'enceinte où l'on délibère, ne doive être considéré comme un fait de collaboration.
L'opposition ne collabore pas moins efficacement à la loi que le ministre qui la dépose sur le bureau et que le rapporteur qui la défend. Il n'est qu'un moyen dont un député dispose s'il ne veut être complice et collaborateur d'une œuvre qu'il réprouve : c'est de travailler à dissoudre et discréditer l'assemblée, soit en organisant l'obstruction, soit en donnant sa démission et en persuadant ses amis de l'imiter. Tant que je ne me suis pas dissocié par ces moyens énergiques, je reste associé à l'œuvre commune et j'en porte ma part de responsabilité.
Juridiquement, il y a solidarité parfaite entre les membres d'une assemblée, et leur nom à tous, lorsque leur œuvre est accomplie et que la loi est votée, est « le législateur ». Politiquement, il n'en est pas de même, et l'abstention, comme les autres modalités du vote, a une signification éminemment politique. Politiquement, le seule solidarité qu'il y ait au parlement se trouve dans les partis, et elle est infiniment moins étroite que la solidarité strictement juridique de l'assemblée elle-même. Et d'autre part, dans l'étude de la situation politique de chaque membre un autre facteur s'impose à l'attention, c'est le rapport de l'élu aux électeurs. Lors donc que je vote, je songe non seulement à la loi, à ses inconvénients et à ses avantages, à sa justice ou à son injustice, mais encore à ce que je dois à mon parti et à ce que je dois à mes électeurs, et comme je ne suis pas tombé du ciel pour voter cette loi, comme j'ai un passé, à mes considérations politiques il s'en ajoute nécessairement de personnelles. Quoique je fasse ou que je ne fasse pas, tant que je n'aurai pas quitté cette enceinte, je collaborerai à cette loi, je serai « le législateur ». Du moins puis-je donner à ma collaboration l'une des trois formes de l'acceptation, du refus et de l'abstention, je puis dire « oui », je puis dire « non », je puis dire « ni oui ni non ». Dans le premier cas, je fais, dans le second j'empêche de faire, dans le troisième je laisse faire. Qu'est-ce donc que laisser faire ?
Quittons ici le terrain du droit constitutionnel pour celui du droit privé. La loi punit le témoin passif d'un meurtre, et récemment encore, à propos d'une affaire qui fit quelque bruit, des juristes ont rappelé qu'en assistant à un meurtre sans intervenir, on se rend coupable d'homicide par imprudence. Il y a longtemps que le bon sens populaire en a décidé ainsi : qui ne dit mot consent. Si, au point de vue du droit constitationnel, celui-là même qui vote contre une loi y collabore, pour le droit privé celui-là même qui sans y participer s'abstient de l'empêcher devient en partie coupable d'un meurtre. Pourquoi? Mon abstention peut témoigner, suivant les cas, mon indifférence ou mon impuissance. Si je n'interviens pas dans ce qui se fait sous mes yeux, c'est ou bien qu'il m'importe peu que cela se fasse ou ne se fasse pas ou bien que je me juge incapable soit d'y aider soit de l'empêcher. Si c'est un crime, la loi estime que mon impuissance est suspecte et mon indifférence coupable. Si, dans une assemblée délibérante, c'est une décision qu'il s'agit de prendre, l'abstention signifiant là aussi soit indifférence soit aveu d'impuissance, en m'abstenant de prendre part au vote je ne puis prétendre exprimer autre chose que mon indifférence ou mon impuissance.
J'ai fait allusion aux nombreuses considérations personnelles et politiques qui pèsent sur la décision de tout membre d'une assemblée délibérante. Ce sont elles qui faussent la sincérité des votes. Si je sais que mon vote ne changera rien au résultat, si je sais qu'il n'ajoutera qu'une unité à celles de la minorité et que par ailleurs je tienne à ménager ma popularité, il m'arrivera de voter pour telle loi précisément parce que je sais qu'elle ne réunira pas la majorité des suffrages : inversement, pour des motifs du même ordre, il m'arrivera de voter contre telle mesure précisément parce que je ne doute pas qu'on ne la prenne. Si j'avais le moindre doute à ce sujet, le sentiment de l'intérêt général, on peut l'espérer du moins, l'emporterait en moi sur les considérations particulières qui me dictent une conduite qui lui est contraire. Voilà ce qu'il faudrait objecter à ceux qui s'inscriraient en faux contre la légitimité de l'abstention : elle est souvent la dernière garantie de sincérité. Tant que j'aurai le droit de m'abstenir, de ne dire ni oui ni non, de laisser faire, on pourra me reprocher comme une faute contre l'honnêteté de dire oui alors que je pense non, de me déclarer contre une mesure dont au fond je reconnais qu'elle est juste et opportune. Grâce à l'abstention, je sors de l'alternative où j'étais de me faire déchirer par les loups ou de hurler avec eux.
Pour saisir le sens de cette pratique parlementaire qu'est l'abstention, on voit qu'il nous a fallu recourir à des cas que la vie nous offre en grand nombre et dont les parlements ne connaissent guère d'exemples. La vie parlementaire offre en effet une image réduite de la vie et du phénomène le plus constant et le plus fondamental qu'elle offre : la lutte. Image réduite et dont les teintes sont singulièrement adoucies, d'où le rouge en particulier a tout à fait disparu puisqu'il n'y a pas de sang versé, mais image assez fidèle encore pour que la vie parlementaire offre à la logique réaliste un digne sujet d'étude. Elle ne serait vaine et fausse que s'il était impossible d'y trouver la ressemblance de la vie, si elle était inutilisable pour la logique réaliste.
Jean Florence.