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couverture de la revue Le Spectateur

La vie privée des savants

Article paru dans Le Spectateur, n° 33, mars 1912.

On a fait beaucoup de bruit dans les journaux autour d'un scandale de la vie privée de deux savants. Et les journaux, porte-voix autorisés du grand public dans les questions morales, ont exprimé les mêmes opinions et rendu le même verdict que dans de précédentes affaires de même ordre : étonnement que des savants se soient rendus coupables de pareils faits, et aggravation de la faute résultant de la qualité de savants des inculpés; le tout traduisant l'alliance faite communément entre science et moralité.
Dans l'opinion commune, le savant est un pur intellectuel, rangé, discret, renfermé, ignorant les faiblesses et les emportements du vulgaire et dédaigneux de ces misères. C'est un esprit, non une âme. Il y a là un exemple frappant de cette « illusion de totalité » dont a parlé M. R. Martin-Guelliot dans un précédent article. La science (ou plutôt les connaissances scientifiques), qui n'est qu'un des caractères constituant la personnalité entière d'un savant, est seule aperçue, isolée et contenant cette personnalité entière, le caractère du savant.
Même un homme instruit, dans l'opinion du grand public, de la bourgeoisie de province surtout, ne doit pas tomber dans certains écarts de conduite. Qui n'a pas entendu dire : « Comment! M. X... a fait cela ! Lui, un homme si instruit ! Il devrait savoir se conduire! » On croit beaucoup au libre arbitre. Pour la plupart des gens, il suffit de connaître les ressorts de l'âme humaine pour être maître de la diriger comme on conduit un cheval. Cette erreur est celle de nombre de mamans qui morigènent leurs enfants, mettant sur le compte de la malice ce qui n'est que paresse, étourderie, gourmandise ou autre mauvaise tendance.
La science, c'est-à-dire la connaissance, et la moralité sont les deux supériorités les plus visibles pour le grand public. Il n'est donc pas étonnant de les trouver associées dans la conception qu'il se fait du savant.
D'ailleurs la tradition est conforme : les savants, autrefois, étaient les docteurs de l'Eglise; le curé de village était le savant dans la paroisse. Tout le dix-huitième siècle, la Révolution et une bonne partie du dix-neuvième siècle ont été illuminés de cette idée que la science allait permettre de fonder une nouvelle société fondée sur la justice et la fraternité.
Ici comme ailleurs les mots qui nous sont si nécessaires pour saisir notre pensée nous ont fait dupes. Il n'y a pas de savant, au sens d'homme possédant la science, ni d'homme vertueux, c'est-à-dire pratiquant la vertu ; il y a des biologistes, des historiens, des physiciens, etc., qui sont des savants, et il y a des hommes bons, justes, intègres. On voit immédiatement qu'il n'y a aucun lien de causalité entre chimiste et honnêteté, entre psychologue et générosité.
La science est proprement la connaissance des faits qui s'acquiert par d'autres chemins, et indépendamment de la moralité; pensée, étude, observation, d'une part; habitudes, de l'autre. Il m'est tout aussi facile de me concevoir l'auteur d'un crime ou d'un sauvetage. Après avoir pesé les conséquences pratiques, la valeur morale des divers partis que je veux prendre au sujet d'un acte à accomplir, le rôle de l'idée est terminé : je sais ce qu'il serait le meilleur de faire. Mais quelque chose s'ajoutera qui me fera agir : habitude, tendance naturelle, sentiment. Tout travail de la pensée est même absent dans la plupart de nos actes présentant une valeur morale ; nous agissons spontanément, par habitude, et l'habitude n'a rien à voir avec la pensée... L'idée fournit des indications, elle indique des possibilités, mais c'est tout. Il n'y a aucun lien direct avec la moralité.
Et d'ailleurs, un savant n'est point nécessairement un moraliste ou un psychologue, et peut même, sur le terrain intellectuel, en matière morale, n'être qu'un homme moyen. Il est à remarquer que l'erreur de jugement que je viens de signaler vise seulement les savants théoriciens et ne s'applique pas aux praticiens : ingénieurs, financiers, militaires, etc.
A remarquer aussi que le public manifeste le même étonnement à l'endroit des manies auxquelles des savants sont sujets : science semble impliquer non seulement moralité mais aussi bon sens.

H. G.

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