
La théorie et la pratique en équitation
paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 54, février 1914.
Le passage suivant est du Dr Gustave Le Bon, qui mérite d'être considéré comme un spécialiste dans un si grand nombre de domaines différents (L'équitation actuelle et ses principes, 4e édition précédée d'une lettre préface par le lieutenant-colonel Blacque-Belair, écuyer en chef de l'Ecole de cavalerie de Saumur, Paris, Flammarion, 1913, p. 126).
On y trouvera surtout bien mis en lumière ce caractère de la théorie, — dans une activité où de toute évidence elle ne prétend pas à un role prépondérant, - qui consiste à prendre conscience des actes accomplis pour ainsi dire instinctivement, ce qui permet d'en enseigner clairement l'exécution à des élèves, le langage étant le moyen humain de faire école, et ce qui permet également, pour soi-même, de se rendre compte de ce qu'on fait et de le perfectionner à l'occasion. « Permet », avons-nous dit les deux fois, et rien de plus : la théorie prétend être utile, elle prétend, à un certain point de vue, être une condition nécessaire, mais nullement une condition suffisante.
C'est là un de ces types dont nous parlions: il est clair qu'on le rencontre ailleurs qu'en équitation et ailleurs qu'en matière de sport.
« Tous les dresseurs de profession ont plus ou moins appliqué les principes qui précèdent; mais comme ils ne s'en servaient que d'une façon purement instinctive, ils furent conduits à des recettes empiriques donnant le plus souvent des résultats incertains ou fort lents. L'habileté des dresseurs étant inconsciente et ne résultant que d'une longue pratique, ils n'ont jamais pu donner les raisons de leurs méthodes lorsqu'ils se sont avisés d'écrire des livres. On voit que leurs théories ont été faites après coup, pour expliquer les résultats de pratiques instructives, et, en fait, elles ne les expliquent pas du tout. Je n'ai presque jamais rencontré le dresseur professionnel capable de répondre à des questions exigeant une réponse précise. Ils sont bientôt acculés à des formules vagues, telles que le tact, l'expérience, etc. Demander à un dresseur comment il obtient tel ou tel résultat, c'est absolument prier un bon marcheur ignorant la physiologie d'expliquer le mécanisme de la marche. Toutes les connaissances des dresseurs étant instinctives, sont aussi inexplicables pour les autres que pour eux.
On est même véritablement frappé, en lisant les livres d'écuyers célèbres, des difficultés qu'ils éprouvent à formuler leurs méthodes et des contradictions que leurs écrits présentent à chaque page. Ils travaillaient à cheval avee leur système nerveux inconscient, et écrivaient dans leur cabinet avec leur système nerveux conscient. Or, ce n'est que très exceptionnellement, et avec des difficultés excessives, que le conscient pénètre dans l'inconscient. Si les grands écuyers n'avaient pas formé d'élèves de leur vivant, — élèves les ayant beaucoup plus imités qu'ils ne les ont écoutés, — aucune portion de leur œuvre ne serait restée. »