
La théorie et la pratique à la guerre
paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 54, février 1914.
Le problème des rapports de la théorie et de la pratique, qui a constitué depuis le début un des problèmes centraux du Spectateur et dont l'importance — théorique et pratique, précisément — ne saurait échapper à personne, ne comporte pas une solution uniforme. Croire à cette uniformité serait un premier préjugé parmi les très nombreux qui entourent ce problème. Et cependant, il nest pas rare, à propos d'un ordre de choses quelconque, d'entendre appuyer une opinion relative aux rapports en ce domaine particulier de la théorie et de la pratique sur quelque principe très général, que sa généralité même soustrait à l'examen critique. En l'état actuel de la question, c'est l'ordre inverse qui conviendrait. En consultant des spécialistes observateurs et réfléchis, on obtiendrait des descriptions, des analyses les plus simples qu'il se pourrait. Et du rapprochement de ces données on déduirait, non pas certes des lois à allure scientifique, mais des types, des schémas de combinaisons, destinés non pas du tout à imposer des réponses a priori, mais au contraire, en montrant la diversité des solutions possibles, à prévenir les idées préconçues.
C'est pour donner quelque notion de ce que seraient des réponses de spécialistes à ce sujet que nous présentons les deux citations suivantes.
La première est relative à cette activité d'un ordre si particulier, en un sens, par les conditions fulgurantes de son développement, si général, en un autre, par la multiplicité des facteurs humains et matériels qu'elle rassemble à son service de tous les points de la vie commune, la guerre. Nous aurons peut-être quelque jour à nous demander comment il se fait que ce soit presque exclusivement chez des écrivains militaires ou chez des historiens s'occupant d'hommes de guerre qu'il faille chercher des observations pour l'étude concrète de l'intelligence humaine. En particulier les rapports de la théorie et de la pratique à la guerre ont été maintes fois considérés, et nous avons, par exemple, de Napoléon, plus d'une pensée à cet égard, analogue à celle qui figurait aux épigraphes du précédent numéro de cette revue. Nous n'aurions pas eu de peine à trouver dans le même ordre d'idées de belles pages françaises. Mais comme celles-ci seront facilement accessibles aux lecteurs qu'intéressera ce sujet, nous avons préféré emprunter au maréchal de Moltke et à son récent historien, le major Franz Carl Endres, les réflexions qu'on va lire.
Elles insistent plutôt, comme on le verra, sur le caractère pratique de la conduite de la guerre, et même sur son caractère artistique, comme aussi, — ce qui nous intéresse spécialement ici, — sur son analogie, toutes proportions gardées, avec la pratique commune et quotidienne.
Le petit livre dont est tiré le passage suivant appartient d'ailleurs à la collection Aus Natur und Geisteswelt, « collection d'exposés scientifiques compréhensibles pour tous » (Moltke, par Franz Carl Endres, major impérial ottoman à l'Etat-major général, Leipzig et Berlin, Teubner, 1913, p. 76 et suiv.).
On trouvera plus loin la seconde citation, qui est relative à l'équitation.
« Bien que Moltke n'ait laissé aucune œuvre qui contienne de façon complète sa doctrine stratégique et tactique, on peut cependant à l'aide de ses nombreuses études spéciales construire une « doctrine de Moltke ».
... Nous ne ferons que toucher quelques grands points de vue faisant comprendre la façon de penser de Moltke. C'est une erreur très répandue de croire qu'il y a une certaine doctrine qui garantit la victoire, et déjà que la stratégie puisse être comme comprimée de façon réellement exhaustive en un corps de doctrine. Il y a à la vérité des hommes du métier qui le croient et qui en développant des systèmes et des méthodes stratégiques préparent des désastres infinis.
Ecoutons ce que dit Moltke sur la nature de la stratégie : « La stratégie est un système de moyens. Elle est plus qu'une science, elle est la transposition du savoir dans la vie pratique, la propagation d'une pensée directrice originelle conformément à des circonstances continuellement changeantes, elle est l'art d'agir sous la pression des conditions les plus difficiles.
La stratégie est l'application du bon sens à la conduite de la guerre; ses principes ne s'élèvent guère au-dessus des propositions du bon sens, leur valeur réside entièrement dans l'application concrète. Il s'agit de saisir avec un tact juste la situation qui se modifie à chaque instant et de faire d'après cela ce qu'il y a de plus simple et de plus naturel avec constance et prudence. C'est ainsi que la guerre devient un art, mais il est vrai un art servi par beaucoup de sciences.
Dans la guerre comme dans l'art il n'y a pas de norme générale, dans l'une comme dans lautre le talent ne peut pas être remplacé par une règle.
C'est pourquoi en stratégie des principes généraux, des règles déduites d'eux et des systèmes construits sur celles-ci ne sauraient avoir de valeur pratique. La stratégie n'est pas constituée comme les sciences exactes. Celles-ci ont leurs vérités solidement établies, déterminées, sur lesquelles on peut construire du nouveau et dont on peut déduire du nouveau.
Moltke brise par là avec tout méthodisme dans la pratique de la guerre.
...La stratégie néo-allemande n'a pas des principes différents de ceux de la stratégie napoléonienne, laquelle d'après Moltke ne reposait aussi que sur le bon sens et représente l'application de celui-ci au cas concret.
Moltke caractérise la statégie comme éternelle, lorsqu'il écrit que ses principes ne dépassent pas les propositions de l'intelligence naturelle. De même que l'art change seulement ses moyens d'expression, la stratégie ne change pas autre chose. Les lois, d'ailleurs peu nombreuses, restent les mêmes.
L'artiste créateur ne produit pas d'après les lois de l'art en les tenant devant les yeux de façon réfléchie pendant son travail, mais c'est inconsciemment qu'il ne les viole pas, précisément parce qu'il est artiste: de même le stratège-artiste, le génie stratégique, dirige inconsciemment la guerre de façon conforme à ces lois éternelles dont la postérité admiratrice étudie ensuite l'adaption à la situation de fait réellement existante.
... [Moltke insiste sur l'importance du caractère :]
Le fait purement intellectuel de l'intention rationnelle signifie encore bien peu de chose à la guerre. Ce qui a l'importance déterminante, c'est l'exécution.
Ici Moltke enseigne avec une clarté convaincante ce qui importe... [Dans son programme pour le chef d'état-major général intervient] cette pensée, si fréquemment vérifiée par l'histoire, qu'il ne s'agit pas de faire ce qui est le meilleur absolument, mais de poursuivre ave une énergie de fer une décision raisonnable. - C'est pourquoi il ne doit y avoir qu'une opinion.
C'est la même pensée que Napoléon a exprimée une fois sous une forme paradoxale : « Plutôt un mauvais général que deux bons. »
Pour exécuter avec énergie la résolution prise, pour la modifier d'un esprit élastique si cela est réellement nécessaire, pour transporter le feu de sa propre volonté aux diverses places où cela est nécessaire pour l'exécution de l'idée par les troupes, enfin pour conserver dans le tourbillon des sensations, dans la lueur crépusculaire de l'éternelle incertitude de la guerre, sous la pression de responsabilités de tout ordre, une intelligence claire, vive et agissante, il faut de la volonté et du caractère.
...Combien la stratégie ressemble dans ses exigences au travail de l'homme dans la vie quotidienne! Comparons-la avec l'art du négociant! Quels parallèles s'ouvrent aussitôt! ou encore avec les travaux d'un homme qui cherche à atteindre et à maintenir dans la vie une situation estimée. Combien Moltke a raison de comparer la stratégie avec le commerce des hommes entre eux, lequel exige tant de tact et de caractère.
Quel enseignement encourageant pour tous donne le principe de Moltke : erst wägen, dann wagen, d'abord peser, ensuite oser! C'est surtout le « ensuite oser » qui est oublié à la guerre comme dans la vie.
Moltke nous dit qu'à la guerre il n'y a pas de succès sans risque, et que plus grand doit être le succès, plus grand aussi doit être le risque à courir. Vouloir vaincre sans risque est une folie aussi grande que de risquer sans réflexion.
... Il n'y a aucune trace de technicité et d'ésotérisme dans ces grands principes de guerre. La guerre est la vie sous sa forme la plus concentrée. »