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couverture de la revue Le Spectateur

Périodiques

Le Spectateur, n° 12, 1er avril 1910

Article paru dans Le Spectateur, n° 12, avril 1910.

VARIÉTÉS

La révolution russe et la langue russe

Nous naviguions en 1898 sur un bateau à vapeur du Léman, lorsque soudain notre attention fut attirée par les appellations entre-croisées de Du Lac et Reinach prononcées avec véhémence. Bien que les querelles suscitées par l'Affaire sévissent alors violemment, les explétifs et les épithètes qui accompagnaient ces noms propres nous firent promptement abandonner l'hypothèse que les deux interlocuteurs fussent le distingué jésuite et l'honorable député des Basses-Alpes. C'étaient en effet deux ouvriers employés aux chaudières.
Si, au temps où une question passionnante divise les esprits, les noms de ceux qui tiennent dans la discussion un rôle en vue sont ainsi introduits dans l'usage sous forme d'appellations injurieuses, on devine les conséquences importantes et parfois bizarres que peut exercer sur une langue un bouleversement politique qui amène l'emploi de mots nouveaux,d'autant plus susceptibles de prendre dans l'esprit populaire les significations les plus étranges qu'ils sont plus abstraits, c'est-à-dire moins compris, et plus fréquemment employés par les orateurs dans un dessein nettement tendancieux. Tel est le cas en particulier lorsque le bouleversement a consisté, comme la récente révolution russe, à introduire dans un pays des institutions empruntées à des pays lointains (France, Angleterre), et à faire participer

à la vie politique un grand nombre d'individus dont l'horizon intellectuel avait été jusqu'alors très étroit.
Aussi doit-on féliciter un écrivain anglais fort instruit des choses moscovites, M. Harold Willams, d'avoir soigneusement étudié la façon dont « chaque étape du rapide développement politique entraîna des additions au vocabulaire russe qui, dans l'excitation générale, avec cette étrange promptitude de communication qui était un des traits les plus frappants de la période révolutionnaire, passèrent de bouche en bouche, se créèrent un contexte, un vaste domaine d'associations d'idées, et devinrent des mots familiers. » (1)
Nous citerons seulement quelques remarques qui nous ont paru particulièrement suggestives.
Un groupe de ces remarques porte sur les mots relatifs à l' « ancien régime » employés aujourd'hui comme injures, à la façon des noms propres que nous entendions sur le lac de Genève. Un ouvrier de Saint-Pétersbourg, ayant épuisé contre un camarade le très riche vocabulaire que la langue russe offre aux querelleurs, ne trouve rien de mieux que de s'en aller fièrement en lui lançant comme suprême injure: « Bureaucrate! ». De même des Juifs de Vilna s'accablent entre eux du terme de « russificateur ».
Mais, quelque fréquentes qu'elles soient, quelque importantes que puissent être leurs conséquences, des injures ne constituent pas, par leur contenu significatif même, un rouage de la pensée commune, ainsi que peut le faire la désignation d'une opinion, d'un parti, d'une classe. Aussi doit-on noter avec plus d'intérêt le fait que ces mots-là également sont ordinairement interprétés par la masse selon leur nuance péjorative ou favorable plutôt que selon leur sens précis. Par exemple, les termes droite et gauche ayant été employés à notre exemple pour désigner les fractions parlementaires, le mot gauche, associé aux idées de progrès et de liberté, en est venu à acquérir le sens général de bien, honorable, « de sorte que des hommes qui n'ont aucune conviction politique particulière, mais désirent s'assurer la bienveillance de la foule, insistent bien haut sur leur gauchisme et injurient violemment ceux qui sont moins bruyants en leur reprochant leur droitisme ». Ce détour politique procure ainsi en Europe orientale la revanche linguistique dont avait besoin le côté gauche pour se dédommager du mépris qui s'attache au français gaucherie et à l'allemand linkisch, de la tristesse de l'italien sinistra, ou, dans la même langue, de la misère de manca. — De même le mot bourgeois a presque entièrement perdu son sens précis pour devenir un terme de dénigrement que les socialistes appliquent aux libéraux et que s'adressent mutuellement les socio-démocrates et les socialistes révolutionnaires, pour le recevoir en commun des maximalistes; parmi les ouvriers c'est une injure pure et simple. — On pourra remarquer ici qu'en France ce sont plutôt les appellations favorables que se disputent les partis: chacun prétend être libéral, de sorte que ce mot a pris chez nous, surtout depuis la fondation de l'Action libérale, un sens presque opposé à celui qu'il a conserve de l'autre côté de la frontière belge, où il équivaut à peu pres à anticlérical; chacun aussi prétend au titre de vrai republicain.
En Russie ce vocable de république s'est prêté à une exégèse plus simple: quand on lui a parlé de respoublika, le peuple a simplement entendu riej poublikou, qui signifie mettre le public en pièces, de même que pour constitutionnel démocrate il entendait konokoradi, c'est- à-dire voleur de chevaux.
Sérieux ou amusants, ces exemples montrent que la puissance des mots n'est pas seulement très grande, mais surtout très incertaine. Assurément il en est davantage ainsi dans un pays comme la Russie, où la classe cultivée, l'intelligentsia, comme on dit, a une langue très différente de celle de la classe populaire, de sorte qu'on a été obligé de publier des « guides » et des « interprètes » pour rendre possible la lecture par la masse des brochures politiques; au dire des connaisseurs, un seul écrivain, le prêtre libéral Petrov, de Moscou, a su « interpréter dans la langue du peuple la signification des événements politiques ». Le mérite du père Petrov a dû être grand si on en juge par le travail qu'il faudrait pour supprimer, nous ne disons pas les exagérations et les erreurs, mais les non-sens et les équivoques qui, en ces temps de lutte électorale, s'affichent dans le pays qui, le premier à une exception près, a atteint, voici plus d'un siècle, la majorité politique.

R. M. G.


(1) The Oxford and Cambridge Review (Lent Term 1910).

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