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couverture de la revue Le Spectateur

La première année du Spectateur (suite), logique et psychologie

Le Spectateur, n° 12, 1er avril 1910

Article paru dans Le Spectateur, n° 12, avril 1910.

AUX PHILOSOPHES ET AUX NON-PHILOSOPHES

Il y a un an que paraissait le premier numéro du Spectateur, et, puisque la première année de la vie est, dit-on, pour les revues comme pour les hommes, la plus dangereuse, nous tenons à remercier ici ceux qui, par leur accueil, nous ont aidés à la traverser.
Nos remerciements vont d'abord aux écrivains qui ont signalé et étudié notre entreprise dans les revues où ils avaient accès. Ces bons offices ont été pour nous également les bienvenus, — qu'ils soient dûs à ceux qui sont encore nos modèles et dont certains ont été nos maîtres, nous montrant que, malgré qu'en aient dit d'autres critiques, nous étions fidèles à une tradition de la pensée de notre pays, — ou bien que, venus de plus loin, de Florence ou de Varsovie par exemple, ils nous donnent la satisfaction de constater qu'on voit à l'étranger dans notre tentative « un beau symptôme de la vitalité résistante qu'offre la culture française ».
Nous remercions aussi nos abonnés et nos lecteurs, et spécialement parmi eux ceux qui, dans des lettres, nous ont exprimé leur sympathie et donné d'utiles conseils en vue de cette tentative, qui est, comme dit l'un d'eux, « d'humaniser la logique en l'appliquant aux choses humaines et vivantes, ou encore, pour parler comme Pascal, de rapprocher le peuple et les habiles ».
Avouons d'ailleurs que, si les plus nombreuses de ces lettres nous sont venues de France, comme il convenait, ce sont surtout les habiles, parlant en tant qu'habiles, qui nous les ont envoyées: ce sont souvent les étrangers qui ont mieux aperçu l'importance que pouvaient avoir nos études en vue du peuple, lorsqu'un Palermitain par exemple nous disait « voir dans l'œuvre de la poignée d'écrivains rassemblés autour du Spectateur un exemple pour ceux qui veulent secouer la torpeur de l'âme méridionale », ou qu'un Viennois cherchait dans nos travaux, plutôt qu'une instruction théorique, « des modèles de la droite pensée (Muster des geraden Denkens) ».

* * *

Il nous faut reconnaître qu'à côté de ces précieux encouragements nous avons rencontré aussi des critiques et des malentendus.
Il serait puéril de discuter celles de ces critiques, - peu fréquentes d'ailleurs, nous le disons sans fausse modestie, — qui ont purement et simplement consisté à nier ou à contester la valeur des travaux publiés: nous ne savons que trop nous-mêmes combien elles sont justifiées. Quant à celles qui ont porté sur des points de détail, nous les avons déjà discutées, ou les discuterons quand l'occasion s'en présentera. Nous nous bornerons aujourd'hui à en examiner une ou deux d'un ordre plus général, qui ont été exprimées, de façons diverses et présentent en outre cet intérêt que le désidératum qu'elles accusent donne sans doute la raison de l'incompréhension ou de l'indifférence que nous avons été étonnés de rencontrer chez certains esprits; - puisqu'aussi bien notre tâche ordinaire est ici de dissiper des malentendus, on nous permettra de le faire une fois à notre propre sujet, et on verra là, plutôt qu'un plaidoyer pro domo et qu'une défense de nos études, un exemple même de ces dernières.
Le désidératum dont nous avons parlé s'est souvent présenté comme une impossibilité à faire rentrer les sujets traités par nous dans un cadre bien net, déterminé à l'avance au sein d'une discipline constituée. C'est ainsi que la question la plus générale que nous sommes amenés à nous poser à notre sujet est : Faisons-nous de la philosophie ou autre chose que de la philosophie! Comment est-il possible qu'un philosophe qui veut bien reconnaître l'intérêt de nos travaux ajoute qu'ils sont « à côté » de la philosophie et que d'autre part un homme cultivé qui avait demandé à en prendre connaissance ne croit pas devoir, en place d'un jugement quelconque, dire autre chose que : «c'est de la philosophie »? Certes ni d'un côté ni de l'autre cette attitude n'a été générale, mais elle a été assez fréquente pour qu'il soit instructif d'en chercher les raisons.
Nous y réussirons sans doute en expliquant aussi brièvement que possible comment l'idée de cette revue est venue à ses fondateurs. Ils avaient été frappés dans l'observation de la vie sociale, sous ses formes les plus simples comme les plus complexes, de la diversité déconcertante des avis et du grand nombre des malentendus souvent inextricables. Cette diversité et ces malentendus ne leur paraissaient devoir être exclusivement attribués ni à l'imperfection naturelle de nos moyens de connaître, ni à des divergences foncières et d'ailleurs admissibles d'opinions irréductibles ou aux influences de la sensibilité ou de l'intérêt. Il leur a semblé au contraire qu'il fallait aussi tenir compte pour les expliquer de la possibilité qu'a l'esprit de passer par ses propres forces du connu à l'inconnu, du certain à l'incertain, ce passage ayant lieu sous des conditions conçues différemment par les individus et chacun étant porté à donner à sa propre conception une valeur universelle ; mais ils ont aperçu qu'il était du moins possible à une soigneuse analyse de déceler sous cette multiplicité apparente un arrière-plan de cohérence et d'accord.
En d'autres termes ils ont cru que le seul moyen de rendre raison de cette diversité et de dissiper ces malentendus était d'étudier le raisonnement dans cette variété qui n'interdit pas l'énoncé de conditions générales et de préceptes pratiques, le raisonnement, puisque tel est le nom de ce passage du connu à l'inconnu, du certain à l'incertain; — tout comme on étudie dans leur variété, et pour des raisons qui d'abord sont pratiques, les actes et les sentiments.
Mais ceux qui étudient les actes et les sentiments n'emploient pas nécessairement des méthodes philosophiques : ce peuvent être, plus originairement et plus fréquemment que des philosophes, des littérateurs, des historiens, des hommes d'action. Pour les raisonnements, au contraire, la nécessité de les réduire à une forme abstraite lorsqu'on veut faire ressortir nettement leur variété, juger leur valeur et mesurer leur portée, même s'ils se présentent en réalité sous les formes les plus concrètes, entraîne avec elle la nécessité d'un emploi presque exclusif de méthodes philosophiques.
En un mot, point de départ dans la vie commune, application à la vie commune, mais de l'un à l'autre chemin ou, comme on dit, méthode (métodos, de odos, route) philosophique, — tel est le schéma qui, reproduisant la marche de la pensée directrice de ces études, explique leur double aspect philosophique et non-philosophique.
Assurément, il y a là une simplification un peu exagérée : les philosophes incontestablement philosophes nous répondraient qu'eux aussi prennent pour objet de leurs études une pensée autre que la pensée philosophique, et beaucoup d'entre eux ajouteraient que le but dernier de leur philosophie est également en dehors de la philosophie. La différence entre eux et nous est en effet une différence de tendance ou même seulement de degré plutôt qu'une différence radicale. Toutefois on doit noter qu'au moins depuis Kant et Fichte la pensée extra-philosophique qui a fait l'objet de recherches philosophiques a presque exclusivement été la pensée scientifique et plus spécialement celle qui se présente dans les sciences positives constituées.
Peut-être une différence également importante provient-elle de ce que nous nous interdisons ordinairement les problèmes généraux de nature ou de valeur : nous n'avons jamais tenté une théorie du raisonnement ou une étude du critérium de la vérité. Nous avons essayé de rassembler les matériaux d'une discipline qui serait à la logique ce que la casuistique au sens propre du mot est à la morale, ou encore de placer à côté de la « doctrine » du raisonnement une « jurisprudence » des raisonnements, ou enfin d'adjoindre à l'étude psychologique des enchaînements intellectuels une étude clinique, clinique en ce sens que l'objet en est constitué par des cas concrets que fournit l'observation, mais non pas en ce sens que ce sont des cas pathologiques, la diversité qui contribue à l'intérêt des cas particuliers n'impliquant pas en psychologie, comme elle le fait en physiologie, leur caractère pathologique.
Logique et psychologie, avons-nous dit presque indifféremment dans l'alinéa précédent, et cette apparente confusion a créé une difficulté analogue à celle même que nous étudions, des logiciens nous ayant qualifiés de psychologues ou même de sociologues et certains psychologues nous avant reproché d'être uniquement logiciens. Mais, afin de ne pas prolonger ces considérations techniques déjà trop étendues, nous réserverons pour une prochaine étude l'examen de ce point particulier, dont nous ne nions pas l'importance.
Ayant choisi nos sujets parce qu'ils se sont proposés d'eux-mêmes dans la vie et non pas pour tenir une place dans l'édifice de la science, nous serions mal venus à nous étonner que les architectes ordinaires de cet édifice hésitent quelque peu à nous y admettre (1). Nous nous félicitons d'ailleurs si des esprits plus originaux veulent bien, comme M. Jules de Gaultier, dire de cette revue qu' « elle occupe, parmi l'ensemble de la production philosophique, une place à part et répond à une utilité intellectuelle précise et bien déterminée (2) », ou encore, comme M. Amendola, juger que, si elle sort de la philosophie, c'est pour entrer en « contact avec la vie vécue qu'elle encercle de tout côté pour la connaître, et implicitement pour la reconnaître comme un territoire dépendant qu'il s'agit de reconquérir (3) ». D'ailleurs, entre l'intérêt tout théorique de l'avancement de la science et l'intérêt uniquement pratique des applications à la vie; il y a l'intérêt pédagogique. Si le professeur de géométrie fait faire à ses élèves de nombreux problèmes, ce n'est pas seulement ni surtout pour leur apprendre à appliquer à la vie leurs connaissances scientifiques, c'est déjà pour leur inculquer profondément ces connaissances mêmes, pour faire qu'ils les pénètrent et les dominent de toute part. Tel était le point de vue de ce professeur de philosophie qui voulait bien nous écrire que le Spectateur « rendrait dans les classes de grands services, compléterait le cours du professeur et apporterait, pour les discussions, si utiles quand elles sont bien conduites, un élément de vie qui manque trop souvent à l'enseignement philosophique en France ».

* * *

La demi-exclusion dont nous avons eu à souffrir de la part des rigoristes de la philosophie a-t-elle eu du moins comme contre-partie l'avantage de nous mettre à l'abri de l'ostracisme dont sont frappés les travaux philosophiques auprès des esprits les meilleurs de notre temps et parfois les plus soucieux d'une culture universelle? Oui, sans doute, pour beaucoup, et nous nous félicitons de l'intérêt que des savants et des artistes, des hommes d'action et des femmes cultivées, qui étaient vraisemblablement demeurés étrangers aux questions techniques de la philosophie traditionnelle, ont bien voulu porter à nos travaux.
Que cependant l'appareil philosophique, même s'il ne subsiste comme dans le Spectateur qu'à titre d'instrument méthodique, participe au regard de beaucoup à cet ostracisme que la philosophie traditionnelle s'est attiré à plus ou moins juste titre, c'est ce que montreraient de nombreux exemples, dont le suivant nous suffira.
Nous recevions dernièrement la visite d'un jeune officier aussi instruit de son métier que curieux de toutes les choses intellectuelles, spécialement sociales et littéraires. La conversation avait traité de l'influence exercée sur l'intellectualité des officiers des différentes armes par les méthodes de travail et les conditions du service dans chacune de ces armes, comme aussi par leur « origine » personnelle, c'est-à-dire par leur culture antérieure plus ou moins scientifique et plus ou moins développée : c'était en un mot le sujet si intéressant et si vraiment philosophique de la formation professionnelle. Au cours de cette conversation le nom d'un rédacteur de cette revue, M. Collet, avait été prononcé, mais en sa seule qualité d'ingénieur. Sur le point de partir, l'officier remarqua sur le sommaire du dernier numéro du Spectateur, qui était le numéro 9, le nom de l'auteur du premier article (De la valeur pratique des idées intuitives dans les sciences appliquées) et demanda qui était ce M. Collet; ayant reçu la réponse que c'était le même ingénieur dont le nom avait été cité, il manifesta un étonnement qui sembla d'autant plus instructif à son interlocuteur que, si grand qu'il fût, il lui parut tout à fait normal, puisque, assurément, sur cent personnes à qui on dirait qu'un ingénieur « fait de la philosophie », quatre-vingt-dix-neuf auraient montré le même étonnement.
Or on ne montre pas en général pareil étonnement lorsqu'on apprend qu'un notaire ou un médecin fait de l'archéologie, qu'un magistrat ou un ingénieurest compositeur de musique, ou enfin qu'un rédacteur de ministère écrit des romans ou des vers. Nous ne chercherons pas les raisons de cette différence, due sans doute à ce que dans ces exemples l'occupation intellectuelle est considérée tantôt comme un délassement à côté du métier, tantôt au contraire comme la vraie vocation, le métier étant alors un simple gagne-pain : et cela est légitime. Ce qu'en revanche nous pouvons affirmer avec certitude, c'est que dans peu de cas on trouverait une liaison aussi étroite, une relation mutuelle de cause à effet aussi directe entre la profession et le travail intellectuel qu'entre le métier d'ingénieur et l'étude mentionnée plus haut. Si le sujet de cette étude s'est présenté à l'esprit de M. Collet, c'est qu'il avait sans cesse dans son métier d'ingénieur à examiner la portée de dispositions imaginées par des inventeurs intuitifs ou de simplifications proposées par des contremaîtres doués d'initiative. Après qu'il eut opéré ce travail un certain nombre de fois, une opinion générale sur la question se forma comme d'elle-même dans son esprit, se systématisa, en vue de le guider dans ses jugements futurs bien plutôt assurément qu'en vue d'une construction théorique. Mais, par le fait même, cette systématisation était devenue très proche d'une construction théorique, et il suffit à l'auteur d'une mise au point pour lui donner définitivement ce caractère. Réciproquement cette dernière opération conféra à ses idées sur le sujet une netteté très précieuse pour les applications à venir.
Une genèse analogue, quoique non liée en général à une profession particulière, pourrait être établie pour La plupart des articles qui ont paru dans cette revue. C'est pour avoir remarqué, en temps de lutte électorale, dans des controverses religieuses, dans des réunions littéraires, bien plutôt que dans des discussions philosophiques, l'emploi de procédés d'argumentation qui l'avaient d'abord frappé sans qu'il se rendit bien compte pourquoi, puis qui peu à peu se groupèrent en une catégorie unique et dont enfin il reconnut l'identité foncière, que M. Muselli en vint à étudier dans sa généralité l'argument des extrêmes (n° 2); et cette étude à son tour lui permit, comme à ses lecteurs (dont quelques-uns le lui dirent), de déceler l'emploi de cet argument là ou auparavant il eut passé inaperçu. C'est de même pour avoir, dans les journaux et dans les conversations, rencontré des jugements doués d'une certaine vraisemblance, mais erronés ou du moins téméraires, portés en accord avec une notion plus ou moins nette de la compétence professionnelle, que M. Martin-Guelliot a été conduit à préciser les conditions du recours légitime à cette notion (n° 10). C'est encore pour avoir maintes fois entendu invoquer les faits comme tels à plus ou moins juste titre que M. Pareau a jugé utile d'étudier de même les conditions du légitime appel aux faits (n° 11).
Mais, si c'est ainsi dans la vie commune et pour la vie commune que ces études ont été faites, il est nécessaire de rappeler aux personnes étrangères à la technique philosophique, comme celle, par exemple, qui voulait bien reconnaître la justesse et l'utilité de cette étude de M. Pareau, il faut leur rappeler, disons-nous, que ces qualités auraient été difficilement atteintes si les auteurs n'avaient appris à l'école des philosophes une méthode faite de classification et de terminologie rigoureuses, de logique scrupuleuse.
Serions-nous d'ailleurs justifiés à nous étonner de quelque incompréhension à ce sujet lorsque des livres excellents en arrivent, pour des raisons analogues, et quelque appréciés qu'ils soient, à ne rencontrer (comme, par exemple, le Mensonge de l'Art de M. Paulhan) ni chez les philosophes ni chez les autres l'accueil auquel ils auraient droit, parce que beaucoup des premiers n'ont pas le goût ni le sens des réalités vivantes (comme la réalité artistique) et que beaucoup des autres ne se rendent pas compte de la nécessité pour être simplement exact et instructif au point de vue même de la réalité particulière dont on traite, d'avoir le sens des connexions et des nuances que confèrent seules les méthodes philosophiques?
Il ne sera d'ailleurs difficile à personne d'apercevoir que ces habitudes de précision sont singulièrement voisines de celles mêmes qui constituent la valeur pratique d'un individu et, pourrait-on dire, d'un professionnel (4). Mais ce caractère même, qui peut nous concilier bien des esprits, risque aussi, par sa parenté avec les tendances que la langue vulgaire appelle positivistes, d'en écarter un certain nombre d'autres.
Cette défiance ne serait légitime que si nous prétendions voir dans la mise au point que nous élaborons des procédés intellectuels autre chose que le perfectionnement d'un instrument très précieux et très délicat, mais qui n'est qu'un instrument, pouvant servir aux fins les plus louables ou les plus répréhensibles, de même que la santé et la force rendues par le médecin à son patient peuvent être employés par ce dernier pour le devoir jusqu'à l'héroïsme ou pour le vice jusqu'au crime : pas plus que le médecin n'est pour cela indifférent à la morale, ni que d'autre part l'hygiéniste n'est nécessairement un matérialiste au sens populaire du mot, le logicien n'est nécessairement ni un dilettante ni un intellectualiste exclusif.
Disons d'ailleurs que, sans nier la possibilité de conflits parfois douloureux entre l'intelligence et les puissances morales et sentimentales de notre être, nous croyons qu'il y a beaucoup de superstition, souvent déclamatoire, dans l'opposition qu'on accuse entre la première et les secondes. On oppose ainsi la justice et la charité, sans s'apercevoir qu'une charité qui ne se préoccupe pas de respecter la justice risque fort d'être, vis-à-vis d'autres que ceux qu'elle a directement en vue, le contraire et la négation même de la charité, semblable en cela au magistrat qui, obéissant à une pitié, déterminée on ne sait par quel mobile, pour une des parties, ne s'apercevrait pas qu'il fait tort à l'autre partie dans la mesure même où il s'écarte, consciemment ou non, de l'équité. En matière artistique aussi on oppose le réel et l'idéal, et on a certes raison de proclamer les droits de ce dernier, mais on oublie trop souvent qu'une certaine mesure d'adaptation au réel est une condition nécessaire de la valeur de tout idéal.
Or en philosophie générale il en est comme en morale et en esthétique : à ce qu'est le milieu social pour la première, la nature pour la seconde, correspond ici le monde des représentations et des idées, espace intellectuel dont il n'est pas plus possible à l'esprit de s'évader qu'il n'est loisible au corps de sortir de l'espace physique. Les relations entre l'homme et cet espace intellectuel sont assurées par l'intelligence : il n'est donc pas question de savoir si l'intelligence a ou non un rôle important, il s'agit que ce rôle soit conforme à sa norme, qui est le respect de la vérité.
Puisqu'en particulier nous avons souvent l'occasion d'énoncer dans nos travaux des formules et des règles, nous insisterons surtout sur ce fait que la vie mentale ne saurait se passer de formules et de règles: on les croit inconscientes parce qu'elles n'ont en général qu'une conscience confuse, mais elle n'en agissent que plus insidieusement et plus invisiblement sur le fonctionnement intellectuel et sur les appréciations morales et esthétiques (5). Ce que nous nous efforçons de faire. c'est d'abord de leur donner en pleine conscience une netteté qui permette d'en mesurer rigoureusement la justesse et la portée. Qu'il nous faille à notre tour, pour mettre en garde contre leurs exagérations ou leur fausseté, en donner des énoncés plus prudents et plus précis, c'est là une nécessité de la vie intellectuelle qu'ont eu le tort de ne pas apercevoir certains critiques auxquels notre but n'était pas clairement apparu et qui nous ont reproché de nous laisser, nous aussi, abuser par des formules. Nous croyons avoir répondu d'avance à ce reproche, et on aperçoit au reste que ce serait une politique d'autruche que celle qui se croirait à l'abri du formalisme sous prétexte qu'il n'est pas nettement « formulé », ce qui au contraire accroit d'autant les risques d'erreurs qu'il comporte. M. Amendola l'a bien vu et bien exprimé dans une des phrases qui constituent la conclusion de son article de la Voce sur le Spectateur et dont on nous permettra de faire aujourd'hui notre propre conclusion : « Cette remarquable richesse intellectuelle est mise au service d'une thèse qui a été ardemment combattue par les intellectuels des dix dernières années, celle de l'importance primordiale (predominio) de l'intelligence dans la vie, thèse qui mérite plus d'attention qu'il n'était possible de lui en donner dans les années de réaction contre le positivisme, puisqu'elle n'exclut pas des attitudes morales libérées de l'esclavage mécanique des formules, et que bien au contraire elle peut signifier une réaction contre les formules et les habitudes dans tous les domaines de la vie. »

LE DIRECTEUR.


(1) Sans avoir la prétention de nous comparer au grand novateur qu'a été Gabriel Tarde, nous citerons ici ce que M. Jacques Mornand dit dans la Revue des Idées du 15 mars 1910 pour expliquer que ses œuvres soient « un sujet de scandale pour la plupart des sociologues » : « Les hommes du siècle dernier, dans leur hâte de construire une science compléte et définitive, furent passionnément systématiques. Ils ne pensaient qu'à découvrir des lois et à entasser des formules. Ils y réussirent d'autant mieux que les philosophes allemands leur avaient enseigné toutes les règles de l'art d'abstraire en se jouant de la réalité : ces jeux de logique leur paraissaient la condition indispensable de toute science, celle-ci ne pouvant être qu'une synthèse venant prendre sa place et son rang dans une classification fixée d'avance. — La sociologie, si confusément définie en tant que science, fut le paradis des théoriciens. » (Les italiques sont de nous.)
(2) Mercure de France, 16 janvier 1910, dans la revue annuelle des principaux périodiques philosophiques (Revue Philosophiques Revue de Philosophie et Spectateur).
(3) La Voce, 23 décembre 1909.
(4) M. Amendola a bien compris le lien de nos travaux avec la vie professionnelle lorsqu'il a montré que les rédacteurs de cette revue « devaient se former ou emprunter tour à tour des âmes d'avocats ou de politiciens, de médecins ou de militaires, de protesseurs ou de journalistes, non pour s'y renfermer, mais pour y découvrir la matière qui peut être assimilée et mise à profit par les philosophes ». (Ibid.) (5) Voir l'étude des croyances fossiles dans les Mensonges de la vie intérieure de M. G. Dromard (Paris, Alcan, 1910).

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