
La première année du Spectateur (suite), logique et psychologie
Le Spectateur, n° 14, 1er juin 1910
Article paru dans Le Spectateur, n° 11, mars 1910.
LOGIQUE ET PSYCHOLOGIE
Introduction. - Nous avons essayé de montrer dans une précédente étude, parue dans le n° 12 du Spectateur, qu'une des difficultés les plus sérieuses contre lesquelles avait eu à lutter cette revue était due à cette rencontre que les problèmes traités par nous étaient posés par une réalité vivante et sociale à laquelle les philosophes s'intéressent fort peu en tant que philosophes et que la méthode jugée par nous nécessaire pour résoudre à fond ces problèmes se trouvait (au moins en apparence) un peu étrangère à la tournure d'esprit des non-philosophes : de la sorte les philosophes pouvaient être écartés de nous par leur indifférence à l'égard de nos sujets d'études, et les non-philosophes par la façon un peu spéciale dont nous croyions devoir les traiter. Au cours de cette étude nous avions été amenés à constater qu'à un point de vue particulier et en ce qui concerne plus directement les spécialistes une difficulte analogue se présentait. Cette méthode philosophique que nous prétendions appliquer était-elle logique ou psychologique? Un universitaire, jaloux de la dignité de la logique traditionnelle, nous reproche d'avoir qualifié de logique réelle l'étude d'une pensée qui, déjà dans le travail scientifique, et à plus forte raison dans la vie sociale, ne se présente que dégradée en action. D'un autre côté un médecin doublé d'un savant psychologue et habitué à tâter le pouls des masses comme celui des individus exprime sa « déception » de ce que nous fassions plutôt de la logique que de la psychologie, de ce que nous n'observions pas, par exemple, les réactions dans le milieu social d'un événement intéressant vivement la communauté comme l'ont fait les récentes inondations parisiennes. S'il s'agissait ici d'une plaidoirie pro domo nous pourrions employer un argument d'avocat et dire que nous devons faire quelque chose sinon d'utile et d'intéressant, du moins d'assurément nouveau, puisque logiciens et psychologues, tout en nous reconnaissant comme voisins, nous excluent de leur domaine strict. Mais on pourrait nous répondre que, si les logiciens nous traitent de psychologues et les psychologues de logiciens, c'est que, esprits brouillons, nous traitons chacune de ces disciplines avec les procédés qui conviennent à l'autre. Aussi bien n'est-ce pas ici une plaidoirie pro domo. Il importe peu à MM. X., Y., L., rédacteurs au Spectateur, de s'entendre appeler logiciens, ce qui, étant données les circonstances actuelles, satisferait leur souci d'originalité, ou psychologues, ce qui devrait agréer à leur snobisme. La question est plus sérieuse qu'une question d'étiquetage personnel. Ce que nous voudrions prouver, c'est que, les logiciens, c'est-à-dire en fait les philosophes proprement dits, n'admettant comme objet de leurs études qu'une pensée dégagée de toute réalité concrete et particulière, la pensée réelle s'est trouvée abandonnée aux recherches des psychologues, qui, lorsqu'ils ne l'ont pas négligée pour des sujets plus passionnants à leur gré, l'ont étudiée sans aucun souci de sa valeur comme instrument de vérité. A vrai dire le psychologue est dans son droit puisqu'il est, comme le dit fort bien M. J. Jastrow, « le botaniste pour lequel toutes les plantes, toutes les herbes, toutes les fleurs sont des objets également dignes d'études, et qui, en fait, découvre d'importantes ressemblances entre la mauvaise herbe dédaignée et la fleur de choix » (1). En revanche les logiciens, en abandonnant aux psychologues ce qui dans les raisonnements leur semblait trop riche et trop complexe, ou du moins la plupart d'entre eux, nous semblent avoir singulièrement failli à leur tâche, tout comme, au jugement si sagace de M. Couturat (2), Leibniz a péché en abandonnant pour la même raison aux grammairiens certains problemes particuliers de la théorie du langage. Dans une proposition qui faisait pendant à celle que nous venons de citer, M. Jastrow s'exprimait ainsi: « Le logicien est le jardinier qui s'efforce de diriger par ses soins des plantes choisies vers un type idéal et d'arracher toutes les autres, en tant que mauvaises herbes. » Sans discuter ici l'origine du type idéal auquel doit se conformer la pensée logique, en admettant qu'il soit transcendant à la recherche psychologique proprement dite, on apercevra facilement, croyons-nous, que le logicien ne peut réussir dans sa tâche s'il ignore la nature et le mode de développement des plantes qu'il cultive (formes de raisonnements, théorie de la preuve), s'il n'est pas prévenu contre les floraisons trompeuses ou éphémères qui peuvent lui faire prendre un chardon pour une plante de prix (étude des erreurs et des illusions), ou encore si, lorsqu'il travaille pour des clients moins favorisés de la fortune, il ne connaît pas les fleurs des champs qui, avec quelque indulgence, peuvent remplacer tant bien que mal les produits délicats de l'horticulture (théorie des approximations, des probabilités, des analogies). En fait les logiciens se préoccupent fort peu de tout cela. Semblables d'ailleurs à ces partisans de la langue internationale dont M. Muselli faisait remarquer dernièrement qu'au moins jusqu'à présent ils n'avaient mis leur dialecte à l'épreuve que pour discuter ce dialecte même, nos logiciens ne se servent de la logique que pour discuter l'existence de la logique même ou ses rapports avec la métaphysique ou la psychologie, ou encore avec de prétendues sciences qu'ils considèrent non pas du tout comme sont en réalité les sciences, mais comme elles devraient être pour les satisfaire. Assurément ce dernier point de vue n'est pas à dédaigner, mais il faudrait, semble-t-il, se demander si l'idéal ainsi déterminé est d'une réalisation possible et de quels pièges devra se méfier qui voudra l'atteindre. Au surplusles sciences, au moins celles de la matière, se passent fort bien des logiciens, ou plutôt les savants qui les cultivent, guidés par les indications très nettes de leur sujet, se font leurs propres logiciens. C'est dans les sciences moins bien constitueés et surtout dans les controverses de la vie réelle que des chercheurs avant tout préoccupés d'en déterminer puis d'en apprécier l'armature logique auraient à exercer un rôle bienfaisant et que nous jugeons nécessaire. Nous n'appelons pas immédiatement ces chercheurs des logiciens parce qu'il est bien certain que, strictement parlant, si l'on était en demeure de classer leur œuvre en psychologie ou en logique, c'est à la première de ces disciplines qu'elle appartiendrait : un mélange d'expérimental et d'abstrait est proprement de l'expérimental, si forte que soit la proportion en faveur de l'abstrait, qui, on le sait, n'est absent d'aucun acte de l'esprit. De même, si malade que soit un homme, le fonctionnement de ses organes comporte du physiologique et du pathologique, mais, inversement, si peu malade qu'il soit, ce sera, strictement parlant, de la pathologie et non de la physiologie que fera le médecin qui l'examinera. Si « pour ordre » ce sont des psychologues, il importe en réalité que les chercheurs dont nous parlons soient des logiciens comme formation et comme goût pour cherchersous l'enveloppement des enchainements de la pensée réelle les facteurs proprement logiques se ramenant au fait à double face de la nécessité, d'une part nécessité de poser telle déduction, d'autre part impossibilité, en raison d'une contradiction interne, d'admettre telle proposition, c'est-à-dire encore nécessité de poser la proposition contradictoire. Nous verrons plus loin que ces éléments logiques se manifestent dans la pensée réelle sous des formes aisément reconnaissables. Mais avant de procéder à cette analyse nous voudrions montrer d'une façon générale comment l'étude de la pensée réelle a doublement à gagner d'être entreprise par des chercheurs qui l'abordent résolument de ce point de vue logique, d'abord parce qu'elle exige et par l'exercice s'engendre à elle-même une compétence propre, ensuite parce que ces chercheurs, spectateurs désintéressés, au moins en tant que chercheurs, de l'issue des questions pratiques, se contentent de mettre en garde ceux qui ont à les résoudre contre les écueils d'ordre logique sans se laisser culière. guider eux-mêmes par les besoins d'une cause particulière.
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Logique appliquée. - S'ils ne craignaient un rapprochement redoutable, ces chercheurs diraient que leurs études ont comme fin d'établir la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité... surtout ailleurs que dans les sciences. Du reste si le but dernier de Descartes aans le Discours était d'établir une méthode pour la morale, la métaphysique et les « questions de physique », n' a-t-il pas donné en même temps les règles d'une méthode destinée d'une façon générale à trouver la vérité, et ne voyait-il pas dans cette méthode le substitut au moins pédagogique (ou en ce qui le concernait autodidactique) de la logique scolastique, donc, en quelque sorte, une « logique » ? Il faisait en effet précéder les quatre règles de cette phrase caractéristique : « Ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crois que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer. » Il est d'ailleurs permis de penser que si Descartes avait vécu en ces temps d'instruction largement répandue et s'il avait été témoin des mouvements d'idées si curieux mais parfois si déconcertants de notre époque, s'il avait été amené à constater qu'en pratique il est faux, comme la fait justement remarquer M. Paul Gaultier (3), que le bon sens soit la chose du monde la mieux partagée, il est permis de supposer qu'il aurait été moins affirmatif surl'inutilité dela logique scolastique : il ne se passe pas de jour où on n'entend quelque sophisme qu'il est très malaisé de réfuter directement et dont l'erreur apparaîtrait comme évidente si les règles d'après lesquelles « on ne peut rien tirer de deux propositions particulières » ou « on ne peut obtenir qu'une conclusion particulière ou négative si une des prémis- ses est particulière ou négative » étaient aussi familières à toute personne qui se mêle de raisonner que l'est la table de Pythagore à tout comptable ou la règle des signes à tout algébriste. Quant aux règles de Descartes lui-même, celle par exemple qui enjoint « de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales qu'on soit assuré de ne rien omettre », certes personne ne les conteste, mais on les regarde comme des truismes, et se trompe-t-on tellement s'il est vrai que les commentateurs de Descartes ont oublié de noter qu'en inscrivant « sa ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à... observer ces règles », le philosophe nous mettait en demeure, pour tirer notre profit de son enseignement, de réfléchir, en ce qui concerne par exemple celle que nous avons citée, au moins sur les trois points suivants:
- A quelles marques reconnaître qu'un dénombrement est entier et une revue générale ?
- De quelles classes probables d'erreurs se méfier dans cette constatation ?
- A défaut de dénombrements entiers et de revues générales, dans quelles conditions et dans quelle mesure est-il légitime de se contenter d'un dénombrement presque entier ou d'une revue presque générale? C'est à un travail de ce genre que doit être consacrée la logique appliquée. Mais, dira-t-on, à quoi bon faire intervenir le logicien ? Ceux qui réussissent par exemple le triple problème dont l'énoncé vient d'être ébauché ne doivent pas leur succès à ce qu'ils sont de bons logiciens, mais, suivant les cas, à ce qu'ils sont juristes avisés, adroits politiques, administrateurs habiles, subtils théologiens, - Et assurément la science personnelle, l'expérience acquise, en un mot la compétence particulière joue dans chaque cas concret un rôle considérable. Il est même tres probable qu'un enseignement ou un apprentissage logique technique serait absolument incapable d'inculquer la faculté du raisonnement à qui ne l'aurait pas de naissance ou ne l'aurait pas acquise par un apprentissage non pas proprement logique mais professionnel. Mais ce que cet enseignement peut faire, c'est surtout mettre en garde contre l'erreur, ce n'est pas un créateur de vie, c'est un hygiéniste qui apprend à éviter les maladies et, le cas échéant, un médecin qui les guérit. D'ailleurs la compétence professionnelle et personnelle et l'entraînement logique peuvent se substituer sans cesse mutuellement. Telle erreur de raisonnement sera évitée parce qu'un fait de notre expérience nous permettra de la toucher du doigt, mais aussi l'habitude d'une considération logique des choses nous gardera contre des croyances erronées qui sembleraient avoir pour elles l'expérience.
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Le logique et le psychologique dans la pensée réelle. - Il devient alors possible de préciser les régions de contact entre le logique et le psychologique sur lesquelles on devra porter l'attention. Tout d'abord cette compétence professionnelle ou personnelle amene le sujet à poser, au terme de raisonnements intuitifs ou réfléchis, des jugements de nécessité logique ou de contradiction logique. Le fait de intuition, les modalités de la réflexion sont choses psychologiques. La portée ou la valeur de la nécessité ou de la contradiction énoncée est en partie chose logique; en partie seulement parce que les considérations formelles ressortissent seules à la logique, les données matérielles auxquelles elles s'appliquent ressortissant aux sciences particulières. Il y a donc dans ce cas général trois éléments en présence : le psychologique, le logique, le scientifique. Toutefois dans les sciences que nous avons particulièrement retenues comme nécessitant l'office du logicien, à savoir les sciences humaines et sociales à l'exclusion des sciences de la matière, comme aussi dans les questions pratiques et les discussions courantes, la compétence professionnelle ou personnelle n'est en réalité qu'une forme particulière de l'expérience spécialement psychologique. Elle est comme toujours fonction psychologique, et de plus ici elle porte sur la psychologie. De la sorte, dans la plupart des raisonnements l'élément logique se trouvera uniquement en presence d'éléments psychologiques, sous deux formes nettement différentes, il est vrai. Ce voisinage, simple dans le premier cas, double dans le second, du logique et du psychologique donne lieu entre ces éléments chez les esprits les plus attentifs et à plus forte raison chez les autres à des confusions consistant en ce qu'on traite l'un des éléments selon les lois qui conviennent à quelque autre. C'est pourquoi le critique qui veut déceler et si possible réfuter les erreurs dues à cet état de choses doitde toute néces- sité avoir simultanément présents à l'esprit les principes logiques et les lois psychologiques (comme aussi, le cas échéant, dans une certaine mesure, les lois propres aux objets étudiés), non pas pour les entremêler, mais au contraire pour assigner le champ d'application et la portée de chacun de ces groupes. Cette nécessité apparaîtra sans doute plus évidente si nous signalons les catégories les plus importantes sous lesquelles on peut ranger les cas de confusion indiqués plus haut. Le point de départ de la classification nous sera fourni par la considération des sciences où la logique s'exprime le plus nettement : en mathématiques une proposition est reconnue comme démontrée quand, de toutes les propositions énonçables relatives à la question considérée, elle subsiste seule, toutes les autres étant éliminées parce qu'elles se présentent comme contradictoires; à supposer qu'en fait la démonstration ait une autre apparence, c'est bien à cela qu'elle revient en dernière analyse puisque le seul principe de logique pure est le principe de contradiction. La logique pure procède par élimination, elle ne prouve pas le vrai, elle écarte le faux. Même en mathématiques ce rôle peut prêter à con- fusion. Un exemple fameux est celui de Leibniz négligeant de démontrer les théorèmes fondamentaux du calcul infinitésimal parce qu'ils lui semblaient évidents, c'est-à-dire, pour un excellent logicien comme lui, parce que leurs contradictoires lui semblaient absurdes. Ce jugement d'absurdité était dû en réalité à une intuition, mais il était conçu et il agissait comme une contradiction logique. Oron a démontré depuis la non-généralité, c'est-à-dire la fausseté, de nombre de ces théorèmes. Et s'il convient de noter en passant que les historiens de la science sont d'accord pour juger que Leibniz n'aurait pu mener à bien sa découverte de l'analyse infinitésimale s'il s'était montré aussi exigeant qu'ont pu et dû l'être ses successeurs, il n' en subsiste pas moins qu'il s'est trompé et qu'il est donc nécessaire de prendre garde, surtout en matière plus complexe. La part perturbatrice, et parasitaire par rapport à la logique, qu'a eue dans cette circonstance l'intuition mathématique peut être en particulier le fait (sans que cette classification ait la prétention d'être exhaustive) de trois systèmes de relations dont l'action toujours incertaine n' est pas en ces matières complexes nécessairement productrice d'erreurs et dont au reste le plus souvent on ne saurait se passer : 1) un système formel calqué sur celui de la logique et appliqué hâtivement sans qu'on ait vérifié que les circonstances de l'espèce comportassent cette application (c'est ce que nous appellerons pour abréger le formalisme); 2) un système de notions d'ordre général dont des exemples éclaireront mieux la nature et que nous appellerons les éléments de la logique réaliste; 3) enfin, sous un certain point de vue, le langage.
I. Formalisme. - Ce formalisme se manifeste d'une façon très aisée à comprendre dans les plus fréquentes des controverses pratiques, celles où il s'agit de discuter l'opportunité de telle réforme à faire ou déjà faite. Le processus logique qu'on reproduit souvent alors est celui de la démonstration par l'absurde. On sait qu'en logique mathématique si d'une proposition on peut par une déduction légitime mais quelconque tirer une proposition absurde quelle qu'elle soit, l'absurdité remonte en quelque sorte la chaîne déductive jusqu'à la proposition initiale qui est déclarée fausse : aucune contre-épreuve n'est nécessaire. De même si on observe l'attitude d'un des partis ou d'une des personnes en cause ou même, s'il s'agit d'une délibération intime, de la seule personne en cause, on constatera la tendance profonde de l'esprit à juger sa tâche terminée et à rendre le verdict en faveur d'une des opinions en présence dès que a) le fait matériel qui sert de base à une objection contre l'opinion contraire et b) la portée dirimante de cette objection sont considérés comme indubitables. Qu'il s'agisse de l'établissement de la représentation proportionnelle, de la réforme douanière en Angleterre, d'un mariage à décider, du changement de tarif des omnibus parisiens ou de la question de savoir si une personne qui a les pieds sensibles doit se résoudre à porter des semelles légères qui la protègent mal ou des semelles lourdes dont le poids la meurtrit, partout, du grand au petit, on retrouve cette tendance. Sans doute la conclusion peut être dictée, soit par l'intérêt, soit, plus légitimement, par des données de fait relatives à la question en cause, mais il n'est pas douteux que son adaptation à une forme logique idéale dont l'esprit mesure consciemment ou non la valeur, tout en se méprenant sur les conditions de son application à l'espèce particulière, lui communique un pouvoir d'adhésion, lui-même d'ordre psychologique, Il en est de même du « il suffit d'une fois » des personnes timorées en face d'une entreprise comportant le risque de quelque accident, dont M. Marcel Le Tellier expliquait ici même il y a près d'un an la si grande valeur logique apparente. Qu'ajouter enfin de ces « il n'y a pas de milieu », dont l'énoncé est bien du à des croyances ou à des opinions positives, mais dont le caractère décisif ne semble si impérieux à l'esprit que parce que le principe du tiers exclu, comme disent les logiciens, est aussi inhérent à celui-ci que l'instinct de conservation l'est au corps? Les honneurs que recevrait d'un peuple un valet déguisé en roi mesureraient aussi bien le degré de loyalisme de ce peuple que ceux qu'il rendrait au roi lui-même.
II. Logique réaliste. D'ailleurs ces croyances et ces opinions positives ne sont pas toujours des intuitions pures ou des expériences directes; elles peuvent être le résultat d'unapprentissage,scientifique ou d'une competence acquise qui savent l'un et l'autre descendre dela loi générale au cas particulier, et aussi elles peuvent être d'une généralité plus haute et se rattacher directement à quelques grandes notions qui, consciemment ou non, sont le nert de toute pensée. De nombreux travaux ont été déjà consacrés par le Spectateur à ces recherches de logique réaliste, Le mot lui-même nous a été fourni par M. Jean Florence dans son étude sur la cause oppositionnelle : réaliste signifie que le contenu de cette discipline est emprunté, selon les lois de l'élaboration psychologique des concepts, aux données de la réalité; logique signifie que tout se passe comme si ces concepts, logiquement éprouvés, servaient de normes aux innombrables raisonnements ultérieurs. Sans vouloir nous citer les uns les autres nous ne saurions manquer de signaler à ce sujet dans le présent numéro l'étude dans laquelle Mlle J. Renauld montre la subordination de l'idée de liberté dans divers ordres de choses à un concept général de liberté dépouillé au moins en apparence de contenu expérimental, incapable par suite d'être pensé en lui-même, mais indispensable à préciser si l'on veut se rendre compte des applications particulières de l'idée initiale, et d'ailleurs réductible à son tour au concept plus abstrait encore du normal qui, quelque éloigné qu'il soit en fait de la pensée réelle dans les cas considérés, rend seul un compte exact de ses démarches. Parfois les logiciens réalistes sont dans la nécessité d'échafauder des concepts inaptes à uneabsolue précision scientifique, mais dontl'élaboration au moins approximative est nécesaire pour faire échec à d'autres qui induisent l'esprit en erreur. Certains critiques ne comprennent pas cette nécessité, ceux par exemple qui dans la Revue de Métaphysique ont reproché à M. François Carré d'avoir fait intervenir, à propos d'un livre allemand sur l'histoire de la civilisation, une notion de continuité qui disent-ils, n'est susceptible d'un usage scientifique qu'en mathématiques où un tel usage est précédé de définitions rigoureuses et de vérifications soigneuses. Rien n'est plus vrai, mais il s'agissait pour M. François Carré de réfuter, à la suite de M. Vierkandt, l'erreur populaire qui se manifeste, entre autres choses, par l'attribution d'une invention à un individu bien déterminé dans un moment bien détermine, au lieu d'y voirl'aboutissement d'un long processus analogue (4) à la sommation d'élé- ments infinitésimaux. Il s'agissait de dire au populaire... et à nombre de savants: ce que vous ne discutez pas, ce que vous considérez comme une nécessité de la pensée (5) (l'indivisibilité du rapport causal en histoire) en est si peu une que même en mathématiques, royaume privilégié de la logique, elle n'existe pas et est remplacée par le fait déconcertant de la continuité. Assurément, la question reste ouverte pour les spécialistes de la sociologie, ce qu'il importait de leur rappeler c'est qu'il ne fallait pas préjuger de telles questions par des préconceptions logiques d'autant plus dangereuses qu'on ne se les énonce pas explicitement à soi-même.
III. Langage. — Nous avons dû insister davantage surla logique réaliste que sur le formalisme, car si l'analogie de ce dernier avec la logique est frappante il n'en tient la place que par fraude, tandis que la logique réaliste a un rôle nécessaire dans le mécanisme mental: cette expérience générale, condensée, doit comblerles lacunes inévitables del'expérience concrète et jeterle pont entre celle-ci et la logique purement formelle. A un degré intermédiaire, supérieur au formalisme parce qu'il est en partie un précipité de l'expérience, inférieur à la logique réaliste par la part d'arbitraire qu'il contient, figure le langage. Nous ne parlerons pas de l'influence du langage sur les jugements de valeur par suite de la coloration favorable ou défavorable dont, sans qu'on sache pourquoi, certains mots sont affectés. Nous ne parlerons pas de la méconnaissance continuelle du caractère relatif du langage qui établit des degrés arbitraires au sein d'une continuité a) infiniment nuancée, b) infiniment étendue de part et d'autre. Que signifie tel adjectif: méchant, par exemple, sinon : plus méchant que la moyenne et dans telle mesure, ou parfois rien que : plus méchant que tel autre? Nous nous bornerons à la considération la plus voisine du proprement logique, celle qui porte sur la classification. Une classification qui est peut-être légitime mais peut-être aussi arbitraire reçoit du fait qu'elle est matérialisée dans le langage une valeur qu'elle acquérerait difficilement si elle était obtenue au terme d'une recherche rigoureuse. Un seul exemple nous suffira parce qu'il est très net. On sait queles apologètes catholiques insistent comme il convient sur les dangers de l'absence du principe d'autorité chez les protestants. Certains de leurs auxiliaires croient appuyer leur argumentation en faisant ressortir le nombre des sectes protestantes, en particulier en Angleterre. On pourrait remarquer que cette multiplicité est au moins une présomption de la sévérité dogmatique de la « secte » la plus ancienne, l'église anglicane, puisque, si elle faisait preuve d'une large tolérance dans son propre sein, elle n'aurait pas de peine à « absorber ses hérésies », les novateurs n'en seraient pas réduits à essaimer en sectes innombrables, Mais il ne s'agit pas de discuter le fond des choses : ce que nous voulons signaler c'est que. l'argument n'acquiert son apparence probante que par le hasard (qui peut-être n'en est pas un, mais on juge superflu de le prouver) qui fait que le mot protestant représente à l'esprit une catégorie très nettement définie. Quand on dit: « les protestants n'ont pas d'unité : voyez toutes ces sectes protestantes en Angleterre », on entend par toutes ces sectes protestantes : 1) les anglicans, 2) les méthodistes, 3) les baptistes, 4) les congrégationnels, etc. On ne songe pas qu'un mahométan pourrait dire de même : « la foi chrétienne ne présente aucune unité ; voyez toutes ces sectes: 1) les catholiques, 2) les anglicans, 3) les méthodistes, 4) les baptistes, 5) les congrégationnels, etc. » On s'imagine qu'il suffirait de répondre alors que ce mahométan confond le catholicisme (1) avec le protestantisme (2, 3, 4, 5). C'est admettre alors que dans le cas des « sectes » anglaises l'anglican aurait le droit de repousser la confusion entre l'anglicanisme, foi d'une église établie, et les autres sectes, variétés indécises du non-conformisme, (2, 3, 4 dans la première série, 4, 5, 6 dans la deuxième). Est-on bien sûr d'ailleurs que pour un membre peu éclairé de l'église anglicane établie l'opposition foncière ne soit pas entre, d'une part, l'unité représentée par cette église et d'autre part le chaos représenté par les cultes dissidents comprenant aussi bien pour lui le catholicisme que les variétés innombrables du non-conformisme? — Assurément les difficultés qu'on rencontre à faire comprendre ces choses n'existeraient pas si les personnes auxquelles on s'adresse étaient parfaitement au courant des faits; c'est bien à des renseignements de faits qu'elles se réfèrent; mais la raison foncière en est due à ce qu'une catégorie établie par la langue se trouve par là même à l'abri de la discussion. A supposer que les deux facteurs jouent un rôle équivalent dans l'attitude de l'esprit, on avoue que le premier est à la merci d une expérience nouvelle tandis que le second jouit d'une autorité antérieure et supérieure à l'expérience (6). Ainsi, dans l'exemple choisi entre bien d'autres, pour expliquer les malentendus se produisant parmi ceux pour qui, soit « protestants », soit « non-conformistes », soit « chrétiens » est une catégorie bien nette, séparant sans appel ceux qui sont d'un côté et ceux qui sont de l'autre, on s'adressera aux raisons les plus imprévues plutôt qu'à des habitudes de langage.
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Conclusion. - Cette dernière remarque nous fournit la conclusion d'une étude dont on voudra bien excuser la complication en raison de la complexité même du sujet. La présence dans la pensée réelle de ces éléments quasi-formels, formalisme tout extérieur, grands concepts directeurs de la logique réaliste, catégories du langage, a sur le développement de cette pensée réelle et sur sa valeur comme instrument de vérité une influence qui nous semble indéniable et qui cependant risquerait de n'être jamais étudiée systématiquement, les logiciens rejetant ces éléments parce qu'ils ne sont pas purement formels, et les psychologues les négligeant parce que la pente naturelle de leurs recherches les entraîne bien plutôt vers les explications empruntées à ce qui fait le centre de la vie subjective : les perceptions claires et surtout la sensibilité et la volonté, ou encore aux constatations psycho-physiologiques. Chose étrange, les logiciens en reléguant la logique dans l'Empyrée à force de lui interdire tout lien avec le concret, et les psychologues en s'interdisant de voir dans la vie mentale autre chose que des consécutions sans valeur par rapport à la vérité concourent, malgré la distance de leur point de départ, à faire le silence sur l'exercice continuel de la raison et de ses succédanés dans des controverses et des recherches qui n'ont de prix que parce qu'elles sont ordonnées à la vérité. Ces deux attitudes se retrouvent chez les non-philosophes. Le « logicisme » populaire consiste dans l'oubli du fait que la valeur même formelle d'un raisonnement ne peut être reconnue avant l'examen de certaines questions préjudicielles : définition exacte du point de vue auquel on se place, recherche des postulats implicites, détermination de la partie à qui incombe le fardeau de la preuve; — le « psychologisme » populaire consiste à faire intervenir la considération de la personnalité tout entière d'un individu pour juger une de ses démarches intellectuelles : excellente méthode peut-être s'il s'agit de déterminer ses droits à notre amitié ou à notre estime, détestable au contraire si l'on s'imagine pouvoir appliquer ailleurs un procédé qu'a bien pu justifier dans le cas particulier la droiture de l'intention, mais qui n'en sera pas moins pernicieux s'il est fautif au point de vue logique. C'est de même la ruine de toute morale que de confondre la moralité de l'acte et celle du sujet agissant. Notons enfin que le logicien pratique dont nous avons esquissé le rôle n'aura pas à prendre parti sur le fond des questions. On a vu que le risque logique le plus fréquent, était, tout comme le principe fondamental de la logique pure, d'ordre négatif : il consistait à faire considérer comme inadmissibles certaines hypothèses, à les soustraire a priori à tout examen. Le logicien pratique aura surtout pour tâche d'énumérer toutes les hypothèses, sa préoccupation sera l'exhaustivité; ainsi il sera exposé, lorsqu'il signalera l'oubli d'une certaine hypothèse, à être soupçonné de partialité vis-à-vis d'elle : la présomption sera injuste s'il a pris soin de présenter ce rappel non comme l'expression d'une préférence, mais comme une suggestion indifférente. Son office se rapprochera ainsi par un point de plus de celui du logicien pur en ce sens que malgré son souci constant du réel ce sera directement sur le possible qu'il travaillera, et d'après les lois du possible plutôt que d'après les lois du réel.
LE DIRECTEUR.
(1) Fact and Fable in Psychology. Londres, Macmillan, 1901. (2) Cf. Logique de Leibniz. (3) Cf. La vraie Education. (4) Les logiciens s'etfarouchent trop souvent du mot analogue. Pour reprendre l'exemple de Leibniz tout à fait à sa place ici, co sont certainement des analogies naturelles qui ont donné à cet inventeur l'idée de l'analyse infinitésimale et lui ont permis d'en développer les éléments qui n'ont pu être rigoureusement établis que plus tard. Le travail scientifique et en particulier le travail mathématique n'a jamais consisté qu'à élaborer et à épurer des concepts analogiques. (5) Faute de pouvoir nous y arrêter nous soumettons aux méditations des lecteurs le fait de M. Durkheim disant qu'il faut admettre si l'on veut faire de la sociologie que les mêmes effets sont produits parles mêmes causes tout comme les mêmes causes produisent les mêmes effets. (6) Cela est important car s'il est possible qu'en l'espèce actuelle les catholiques soient à même de maintenir leur position quant au fond des choses, ils courent le danger, en sanctionnant la valeur probante définitive d'une simple apparence logique, de s'interdire eux-mêmes toute réfutation tirée du fond des choses lorsque des athées, reprenant leur argumentation formelle, invoqueront conte l'idée de religion la diversité des religions, au nombre desquelles sera le catholicisme avec les autres confessions chrétiennes.