
La philosophie pluraliste de M. Rosny
Article paru dans Le Spectateur, n° 13, mai 1910.
J.-H. BOEX-BOREL (J.-H. Rosny ainé). - Le Pluralisme, essai sur la discontinuité et l'hétérogénéité des phénomènes. — Paris, Alcan, 1909.
Ce serait un problème intéressant que de rechercher si la pensée ne peut se passer de systèmes ; mais ce serait aussi un problème des plus compliqués. Il est en effet fort difficile de déterminer le rôle des systèmes dans le travail de l'intelligence, et pour résoudre le problème, il faudrait posséder sur ce sujet quelques idées claires. Le temps n'est plus où les systèmes peuvent prétendre à nous donner une représentation complète du monde. S'ils ont une fonction, elle est bien plutôt limitative, organisatrice et régulatrice que proprement représentative. C'est ce qu'a compris l'auteur du Pluralisme. M. Rosny voit plutôt dans son système une méthode générale de l'intelligence qu'une explication, même partielle, de l'univers. Le Pluralisme est un essai de philosophie générale, en ce sens qu'il se propose d'accumuler des preuves en faveur d'un système déterminé. Mais ces preuves sont tirées pour la plupart d'un examen du fonctionnement réel de l'intelligence dans la science; aussi ce livre doit-il intéresser tout particulièrement les lecteurs de cette revue. Nous allons en résumer brièvement les thèses principales.
Le pluraliste doit absolument rejeter « la réalité des conversions à un ou à quelques termes communs. Chaque chose diffère de toutes choses. L'hétérogénité est universelle et, de toutes parts, irréductible ». Mais elle admet tous les degrés de différence, depuis le contraste jusqu'à la ressemblance, et elle comporte « tous les modes possibles du changementet, parsuite, des pseudo-réductions si proches d'une réduction réelle qu'elle justifiera les tentatives des savants s'efforçant de classer les phénomènes en les rapportant à un ou à plusieurs dénominateurs communs ». Tel est le postulat du système pluraliste. Comme il n'existe pour le pluraliste ni continuité ni identité, une loi sera pour lui « la définition de processus embrassant des faits assez étroitement liés pour que nous n'ayons pas à tenir compte des solutions de continuité », et un concept sera défini comme « le résultat d'une sommation d'expériences ou d'observations présentant de l'analogie et réduites par l'abstraction » ; cette réduction constitue un utile mais arbitraire passage à la limite. On connaît les nombreuses tentatives des savants pour réduire à une série unique les deux séries matière et énergie. Comme les concepts de matière et d'énergie ne sont que « la sommation, avec un utile mais arbitraire passage à la limite, de deux séries de faits très nombreux, différents et discontinus », à supposer que l'on réussisse à fondre ces deux séries en une série unique, les choses n'en manifesteront pas moins leur irréductibilité essentielle. Le pluralisme montre encore mieux l'avantage de sa position, dans le problème de la conscience. Alors que, faute de découvrir une commune mesure entre la matière et la conscience, le dualisme est forcé de scinder l'univers en deux, alors que le monisme écarte la conscience du domaine scientifique, comme un épiphénomène, le pluraliste, qui « a accepté la diversité des choses comme une réalité supérieure » et qui, par ailleurs, « a constaté non seulement que les séries ne se suivent nulle part rigoureusement, mais qu'elles comportent tous les degrés d'interruption », le pluraliste, disons-nous, « ne saurait s'étonner de rencontrer des phénomènes moins « raccordables » aux autres que ceux-ci ne le sont entre eux. La conscience lui apparaîtra seulement comme le groupe phénoménal qui offre le minimum d'analogies avec les autres groupes observés sur notre planète...». Par suite il « pourra se proposer d'en faire une étude à part, aussi rigoureuse et aussi subtile que celle du dualiste, et d'autre part rechercher les analogies qui pourraient la rattacher finalement aux rubriques matérielle et énergétique ». L'étude du changement est la préoccupation capitale du moniste; elle a donné lieu à deux conceptions antithétiques: la réduction de l'hétérogène à l'homogène et la complication de l'homogène. Une interprétation correcte de l'expérience nous oblige à rejeter l'une et l'autre thèse. Partout nous ne trouvons que de l'hétérogène. L'expérience nous porte à conclure que l'hétérogène est « le fondement même de l'existence », que « le maintien des différences est la loi intime des choses ». Dans l'univers « tout se transforme de telle sorte qu'on ne saurait assigner aucune limite aux variétés de la transformation ». Cependant, si l'homogène ne se découvre nulle part, la « différence universelle » admet tous les degrés de ressemblance, dans la parenté des structures et leur reproduction approximative, dans le retour indéfini de phénomènes comparables, etc. Ce sont ces ressemblances, ces retours qui rendent notre science possible en nous permettant l'or dre et la mesure; mats il nous faut « nous défier des illusions qu'ils font naître et des uniformités que nous croyons y découvrir. » Nous imaginons l'uniforme et l'homogène « partout ou nos moyens de contrôle deviennent impuissants ». En réalité nous ne percevons qu'une moyenne « dont nous faisons une répétition constante dans le temps et une quantité homogène dans l'espace». Le continu pas plus que l'homogène ne s'adapte à notre expérience. L'hétérogénéité entraîne nécessairement la discontinuité.
Si l'expérience et l'analyse des principaux concepts ne nous permettent de découvrir dans l'homogène ni le commencement ni la fin des choses, devrons-nous admettre avec un grand nombre de penseurs que la méthode scientifique implique essentiellement l'explication du complexe par le simple ? La méthode scientifique est « le résultat de deux procès portés à leur limite »: d'une part elle différencie les objets au point de les séparer complètement, en théorie, les uns des autres, d'autre part elle exagère la similitude au point de créer des objets identiques. « Un objet déterminé par la Science se trouve ainsi obtenu à l'aide d'une excessive différenciation et comporte en soi un maximum d'uniformité. En somme c'est le produit d'un double passage à la limite. Ce procédé s'il a des inconvénients a bien plus d'avantages encore. » Conformément à cette méthode, la définition scientifique comporte constamment un aspect positif et un aspect négatif. L'aspect positif exagère d'une part la différenciation en marquant au maximum la distinction de la chose considérée parmi les autres choses et l'aspect négatif d'autre part exagère la simplification en éliminant la diversité qui se trouve dans l'objet lui-même. On ne peut pas dire que ce procédé s'oppose à la réalité. « La raison en est dans l'imperfection de notre nature. Nous disposons de forces insuffisantes; notre attention est courte et notre temps infime... » ; l'intelligence, en vertu de sa fonction naturelle, est contrainte d'abstraire pour connaître. D'ailleurs nous avons lieu de croire que la définition scientifique verra de plus en plus décroître son aspect négatif. « La science moderne a introduit dans ses méthodes et dans ses définitions des correctifs qui tendent à supprimer toute négation comme toute scission absolue. Elle recherche la différenciation dans le sein même des éléments dont elle se sert pour ses mesures. Néanmoins elle garde et gardera sa méthode qui est d'exagérer d'une part le discontinu et d'autre part l'uniforme. » Ce qui abuse certains esprits au point de leur faire croire, selon l'expression de M. Boutroux, que « la perfection de la méthode objective est d'arriver à faire entièrement abstraction de la signification des signes », c'est la multiplication et l'abstraction croissante des abréviations que comporte la méthode scientifique: les formules et les signes. Ces derniers décèlent de moins en moins un trait de la représentation dont ils sont issus. A la vérité, « un symbole n'a d'existence scientifique que dans la limite où il ne cesse pas de correspondre à la représentation qu'il représente ». « Une science n'est une science qu'à la condition de contenir explicitement les notions abrégées par les signes ». En fait, la science arrive à des « réalisations » toujours plus nettes et plus subtiles parce que la double circulation du processus scientifique est de mieux en mieux observée. « D'une part, nous rattachons nos notions, par réductions successives, à des formules et des signes simples, ce qui facilite le classement et donne des points de repère commodes. Mais, d'autre part, nous n'oublions pas que les symboles ne peuvent s'ajuster qu'à une réalité très réduite et nous nous sommes réservé le moyen de retourner continuellement à la complexité originelle. » Ainsi, mieux nous analysons les procédés de la science, plus se consolide l'idée de l'irréductibilité de l'hétérogène. L'ouvrage de M. Rosny se termine par une étude sur l'inconnaissable. Le pluralisme ne peut nous promettre aucune connaissance intégrale. Notre savoir (entendons par là notre savoir proprement scientifique) n'est jamais qu'approximatif et fragmentaire... mais il comporte des analogies par lesquelles il peut figurer plus ou moins correctement les choses. Comme toute connaissance se tire des analogies et que nous ne pouvons prétendre que le nombre des analogies connues constitue une limite, il s'ensuit que le savoir ne connaît pas de bornes. « Tout se passe pour le pluraliste comme s'il n'y avait pas d'inconnaissable, comme s'il n'y avait que del'inconnu.» Cette thèse est conforme à l'histoire de la science, où l'inconnu apparaît comme une fonction du connu, où le connu apparaît comme le générateur du connu, et nos méthodes modernes ne nous permettent aucunement de présager la fin de ce processus. « Ce développement est entierement conforme aux suggestions d'une doctrine pluraliste, il est moins favorable à une doctrine monistique ou dualistique. Il nous montre préférablement l'univers comme une multiplicité indéfinie et chacune des lois, chacun des principes que l'esprit tire de l'observation des choses comme une somme d'analogies bien plutôt que comme une démonstration unitaire. Il ne nous permet aucunement d'imaginer une connaissance intégrale (tout fait prévoir que le mystère sera toujours incommensurablement supérieur à nos forces discriminatives); il ne nous condamne pas non plus à nous arrêter devant une barrière fixe, devant un inconnaissable quelconque... »
Telle est, résumée aussi brièvement que possible, la thèse que soutient, avec clarté et éloquence, l'auteur du Pluralisme. Il nous appartient d'autant moins de rechercher qui a raison, du monisme, du dualisme ou du pluralisme, que l'auteur lui-même ne se croit point autorisé à trancher la question a priori. Le pluralisme lui paraît être le système qui s'accorde le mieux avec l'expérience. C'est à l'avenir qu'il appartient d'assurer la victoire au pluralisme ou de la lui refuser. « L'humanité se contentera-t-elle un jour d'un seul système et ce système sera- t-il le pluralisme? C'est une énigme. Bornons-nous à croire que le pluralisme mérite d'être développé avec méthode et avec persistance, que les résultats de l'expérience ne lui ont jamais été défavorables et que les remarquables travaux pratiques et théoriques de la science contemporaine nous engagent plus que jamais à porter notre attention sur l'hétérogénéité et la discontinuité universelles. » Telle est la conclusion de l'ouvrage. M. Rosny s'est d'autant moins proposé de renverser ou de réfuter complètement le monisme et le dualisme qu'il en fait, au moins pour un temps, des auxiliaires du pluralisme. « A le bien prendre, dit-il, on n'aperçoit aucun inconvénient à quelque diversité dans les doctrines. Il suffit qu'elles ne puissent exercer aucune pression tyrannique sur l'évolution des sciences. Celles-ci ont su de mieux en mieux s'assurer une existence autonome; tout fait prévoir qu'elles garderont leurs positions. Quant à une influence tempérée, pourquoi ne serait-elle pas bienfaisante? Lorsque la science se préoccupe d'une doctrine, c'est communément pour lui faire subir des vérifications expérimentales: nous ne pouvons qu'y gagner. « Dans l'état actuel de l'esprit humain, le monisme est un énergique stimulant pour la recherche des ressemblances; le dualisme garde toute sa valeur au problème de la conscience, dont les monistes fervents inclinent à donner des solutions trop simples, quand ils n'essaient pas de le supprimer; enfin, le pluralisme sera un encouragement à dépasser les uniformités apparentes qui incitent périodiquement les savants à cristalliser les faits dans des théories rigides. »
ANgeL BORE.