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couverture de la revue Le Spectateur

La philosophie et la vie

Le Spectateur, n° 17, 1er octobre 1910

Article paru dans Le Spectateur, n° 17, octobre 1910.

La philosophie ne jouit pas d'une bonne renommée auprès des hommes d'action. Dites à un médecin, à un industriel, à un ingénieur, à un militaire, à un explorateur, que vous lui consacrez le meilleur de votre temps, il ne sera pas loin de vous considérer comme un inutile et un songe-creux. Pour beaucoup, un philosophe est une espèce de sophiste qui joue avec les idées comme d'autres avec les mots. Jeu sans conséquence d'aucune sorte, ils n'y voient pas même un passe-temps. Mieux vaudrait, à leur sens, le premier sport venu. Au moins, les muscles en profiteraient. Sans réalité ni influence, la philosophie leur semble la plus vaine des vanités. « Laissons-la, condescendent-ils, aux mains de spécialistes qui ne s'entendent pas entre eux et, peut-être bien, ne s'entendent pas eux-mêmes : ils ne font aucun mal à la république. On prétend même qu'une nation qui se respecte doit en posséder. Nous le voulons bien. Quant à nous, nous avons mieux à faire que d'y prêter ne fût-ce qu'un instant d'attention. » Pour n'être pas toujours aussi nettement formulé, un tel dédain n'en est pas moins répandu.
Il est injuste, hâtons-nous de le dire. Il ne manque, toutetois, pas de raisons à l'endroit d'une certaine manière de philosopher, qui eut autrefois son intérêt et sa nécessité, à qui nous devons beaucoup, mais - il faut l'avouer - aujourd'hui périmée comme ne répondant plus, du fait même des progrès de la spéculation, aux exigences de la pensée contemporaine et de l'action.
Depuis Platon jusqu'à nos jours, la philosophie demeura surtout dialectique. Comment aurait-il pu en aller autrement ? Rappelez-vous l'allégorie de la caverne. Le monde sensible n'est qu'une ombre, l'ombre que projette sur la paroi en face de laquelle nous sommes tournés les réalités éternelles que sont les idées. De ce jour, on discuta sur des concepts comme si par eux on atteignait l'être même. Ne prouve-t-on pas encore couramment, sur la foi de saint Anselme, de Descartes et de Leibnitz, l'existence de Dieu par l'idée qu'on en a? Par ailleurs, les deux principes auxquels Descartes, le fondateur de la science et de la philosophie modernes, réduit le monde,— la pensée et l'étendue, — ne sont-ils pas pour lui, au préalable, deux idées, qui ne lui paraissent fondamentales que parce qu'il les juge simples? Plus logique et plus hardi à la fois, Spinoza ramène l'univers à l'être en soi, comme étant l'unique concept absolument réfractaire à toute réduction. Plus ou moins à découvert, le réalisme intellectualiste, qui prend les idées pour des choses, règne partout. Il a fallu Kant et sa critique des idées, c'est-à-dire de leur valeur objective, pour ébranler la confiance absolue qu'on mettait en elles et jusque dans les constructions purement idéales que les architectes de systèmes métaphysiques estimaient équivaloir à la réalité. Et encore, l'habitude intellectualiste était tellement enracinée qu'il ne réussit pas à dissiper tout à fait le mirage. En dépit de sa critique, Fichte, Schelling, Hegel et lui-même, — avec sa théorie des noumènes, — restaurèrent l'empire des idées. Et avec quel absolutisme! on le sait. Plus encore que pour Platon, la philosophie pour Hegel n'est qu'une dialectique, « La logique doit opérer la fusion de l'être et de l'idée, de telle sorte, écrit-il, que l'être apparaisse comme l'idée pure et l'idée comme l'être le plus réel et le plus vrai. » (1) L'identification est complète.
Enfermée dans le cercle des idées, la philosophie devait ainsi, au cours des siècles, tourner le dos à lexpérience et à l'observation, se détourner plus ou moins consciemment de la réalité vulgaire et quotidienne, s'éloigner de la nature et de la vie. Non pas complètement sans doute, parce que c'est impossible d'abord et qu'ensuite, à perdre tout contact avec le monde elle se serait épuisée d'elle-même, aurait, à la lettre, péri de consomption, s'il est vrai que les idées viennent de l'expérience, externe ou interne, se vivifient à elle et lui empruntent leur valeur. L'idée pure n'existe pas. Aussi bien, c'est ce qui fait, malgré l'étroitesse de son point de vue, que la période intellectualiste par laquelle a passé la philosophie, pendant la plus grande partie de son histoire, n'est pas dénuée de valeur. Elle n'est pas qu'artifice, comme affectent de le prétendre ceux qui ne sont jamais entrés en commerce avec elle et qui, bien souvent, n'ont jamais pensé. En effet, l'idée est vie, vie partielle, mais vie tout de même. Elle est, peut-on dire, la plus haute efflorescence de la vie et, par conséquent, n'a d'existence que par elle. Le tort de la philosophie n'a pas été de se servir de l'idée, puisque nous ne pouvons scientifiquement connaître que par son intermédiaire, mais de la prendre pour la réalité même, et, par contre-coup, de méconnaître celle-ci, d'où cependant nos concepts sont tirés. Que les philosophes aient fait porter sur eux leur étude principale, cela autrefois, il est vrai, répondait à un besoin. Avant de pousser plus loin ses investigations, la spéculation philosophique avait à définir, classer et agencer par rapport les unes aux autres les idées déjà formées afin de voir plus clair dans la discussion, d'une part, et de fixer, de l'autre, les résultats déjà acquis. Cette besogne purement formelle ne s'accomplit pas, du reste, eu égard à l'origine empirique de nos idées sans vues profondes sur la nature et le fond des choses.
N'empêche que la philosophie s'est vue à peu près retranchée de la vie, pour s'être par la suite immobilisée dans cette attitude; pour s'être trop longtemps tenue à l'écart et n'avoir eu sur le monde que de rapides et restreintes échappées; pour s'être, en un mot, trop scrupuleusement confinée dans le domaine des idées et n'avoir pas pris soin, — a quelques exceptions près, - de se retremper à ce qui en demeure la source. Elle devint, par le fait, la plupart du temps, une spécialité, disons une technique, sans rapport avec les autres spécialités, sans ouvertures sur le monde et son activité. De là, une atmosphère artificielle d'école propice à l'éclosion des vaines idéologies et des logomachies plus vaines encore, dénuées de tout souci du réel et, par conséquent, sans prises sur l'action. De là, enfin, la figure qu'auprès de la plupart de nos contemporains fait la philosophie d'un bavardage sans portée et, qui pis est, bénévolement obscur et compliqué.
Quelque exagérés que soient très souvent ces griefs, ils sont trop fondés, pour qu'à persévérer dans cette voie que ne commande plus la nécessité, — que dis-je? — dont elle dissuade, la philosophie ne risque pas de péricliter. L'attitude intellectualiste a fait son temps. On demande aujourd'hui autre chose que de raisonner sur des idées. Le merveilleux essor des sciences de la nature, le perfectionnement de l'outillage scientifique et économique, une vie plus saine et plus large, les explorations dans le temps et dans l'espace multipliées, l'avènement de la démocratie, la soif de progrès individuel et social qui tourmente toutes les nations, une liberté plus largement répandue ont brisé les anciens cadres. A la philosophie d'en tenir compte, de s'ouvrir largement aux faits et à l'air du dehors, si elle ne veut pas tomber au rang d'un stérile mandarinat, si elle ambitionne, au contraire, d'exercer l'influence qui ne pourrait lui échapper qu'au péril de la civilisation. Le philosophe d'aujourd'hui doit tendre les yeux et les oreilles, être attentif à tous les bruits, observer, expérimenter, comparer. Nulle science, nul art ne doit lui être étranger. La géographie et l'histoire, les beaux-arts et l'industrie, la vie de tous les jours, - halles, tribunaux, affaires, théâtres, - lui sont d'indispensables documents. Soucieux de la vie, il doit revenir à la vie. Il doit vivre, agir pour son compte et, s'il le peut, faire de la politique, de la finance, de la médecine, que sais-je? Il ne pourra parler congrument d'art, de science ou de religion qu'en partageant les émotions de l'artiste, du savant ou de l'homme religieux. Il y a, de fait, une connaissance plus immédiate et plus profonde que la réflexion : l'intuition, c'est-à-dire la connaissance elfective qu'on acquiert en agissant et en sentant. L'ancienne philosophie avait le tort de la méconnaître. N'est-elle pas à la racine de la plupart de nos opinions et, pour une part, l'explication de notre conduite? Aussi bien, l'observation intérieure, qui reste le fondement de toute philosophie, — si c'est interpréter la nature à sa lumière qui la distingue de la science alors qu'elle porte sur celle-ci ses regards, — ne saurait aujourd'hui, grâce aux découvertes des Ribot, des Fouillée et des Bergson, se borner à l'analyse de nos idées. Coûte que coûte, il faut aller plus au fond, à ce qui les conditionne et les suscite: sentiments ou tendances qui nous font pénétrer à leur tour jusqu'au subconscient. L'intellectualisme, voulût-il insister, serait bien obligé de venir se briser là. L'intellect n'est que l'une des faces, et peut-être pas la plusimportante, de notre vie intérieure. La psychologie ne peut plus se restreindre à son étude ni, partant, la philosophie tout entière s'appuyer sur l'intelligence en quelque sorte séparée.
Ce n'est pas à dire, certes, que philosopher ne soit faire acte d'intelligence, mais simplement que la réflexion doit s'alimenter à toutes les sources du dehors et du dedans, anciennes ou nouvelles. Réflexion sur la vie, sur toute vie, en fonction de la vie intérieure, on voit quel agrandissement et quel approfondissement en résulte pour la spéculation. Œuvre de vie, enfin, non plus d'une vie pauvre et racornie, mais d'une vie pleine et abondante, la spéculation deviendra ainsi maîtresse de vie. Foin donc des obscurités dont quelques-uns, qui font de l'inintelligibilité leur plus sûr titre de gloire, se plaisent à s'entourer comme d'une défense contre le vulgaire. Ils ne s'aperçoivent pas que le monde les quitte, bien plus qu'ils ne quittent le monde. C'est pourquoi, en dépit des difficultés d'expression inhérentes à une pensée neuve ou profonde, les philosophes de la vie s'efforcent, bien au contraire, d'être clairs. Ils n'ont pas de plus cher désir que d'être compris.
Car le mouvement est commencé. Partout, en France et en Angleterre, en Allemagne et aux Etats-Unis, la philosophie tend de plus en plus à se rapprocher de la vie pour s'en nourrir et l'éclairer. Les Tarde et les Ribot, les Fouillée et les Boutroux, les Liard et les Bergson, les William James et les Palmers, les Perry et les Windelband en sont les déterminés champions. Eux tous ont répudié l'intellectualisme. Ils ont ouvertau grand air les fenêtres de la maison que ce rigoureux gardien tenait hermétiquement closes. Bien plus, ils sont sortis, ce qui n'était guère arrivé avant eux; ils se sont mêlés à la foule des vivants. Plus encore, ils lui ont parlé et ils ont agi. Ils ont parlé, chacun suivant son tempérament, les uns avec simplicité, les autres avec art, quelques-uns avec humour, mais tous ils ont parlé le langage le plus clair qu'ils ont pu trouver. Ce qu'ils disent vaut assez pour qu'ils n'aient pas besoin de faire illusion en cachant sous des brumes le vide de leur pensée. Ils ont agi, enfin, en rompant avec les anciens errements qui, comme autant de bandelettes, ligottaient la philosophie et au lieu d'une œuvre de vie destinée à la vie et inspirée d'elle, la transformaient en œuvre de mort bonne tout au plus pour les morts.

PAUL GAULTIER.


(1) Hegel, Grande logique, 30.

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