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couverture de la revue Le Spectateur

La pêche au ver solitaire

Article paru dans Le Spectateur, n° 51, novembre 1913.


On lisait dernièrement dans les journaux : « A l'hôpital de Brême se présenta l'autre jour un valet de ferme qui exposa ainsi les raisons de sa visite : « Atteint du ver solitaire, j'ai consulté un collègue et, sur ses conseils, j'ai entouré un hameçon d'un morceau de lard. Après avoir fixé une forte ficelle, j'ai avalé l'appât, puis j'ai attendu vingt-quatre heures pour permettre au ténia d'y mordre. Quand je crus le moment arrivé, j'ai tiré la ligne, mais elle est restée accrochée dans mon estomac. »
Un examen du patient aux rayons X permit de s'assurer de l'exactitude du récit. Le valet devra subir une opération chirurgicale qui le débarrassera certainement de l'hameçon et peut-être du ver solitaire. » Le lecteur trouvera peut-être quelque chose de macabre dans l'attribution à la rubrique « humoristique» de cette singulière histoire. Et cependant ne s'agit-il pas très problablement d'une « plaisanterie » que la valet de ferme conseilleur a voulu faire a son camarade,... à supposer qu'il ne faille pas croire que le tout est une plaisanterie que nous font les journalistes ? La chose importe peu. Par plaisanterie ou non, consciemment ou non, le valet de ferme conseilleur a été frappé d'un de ces rapprochements dont, au dernier numéro, M. Maurice Raynal indiquait la valeur comme façon d'avoir de l'esprit. Mais cela n'a pas précisément valu à l'auteur de la plaisanterie la réputation d' « avoir de l'esprit ». Le coup a porté plus loin. Son camarade n'a pas « vu » la plaisanterie, puisqu'il a fait plus : il l'a prise pour un renseignement sérieux, et il a failli en mourir. Que s'est-il passé dans son esprit pour que le moyen ainsi proposé n'ait pas rencontré chez lui la résistance d'un bon sens matériel dont on doit supposer l'existence chez un individu qui est parvenu à atteindre lage d'homme? Il a vraisemblablement succombé à la puissance souveraine de l'analogie. Au lieu de se représenter dans son imagination, si grossière qu'elle fut, l'opération à faire, ce qui lui en aurait révélé les dangers, il n'a plus vu qu'une chose : l'analogie avec la pêche en rivière. Il a raisonné par classification: avant rangé le ténia dans la classe des animaux « pêchables à la ligne », il lui a appliqué tout ce qu'il savait sur ces animaux. Ce serait proprement, s'il n'était ridicule de parler ainsi en pareille matière, quelque chose de semblable à ce que font ces savants ou ces juristes auxquels on reproche de « raisonner dans l'abstrait ». La déduction une fois engagée, aucune considération de bon sens ne saurait la retenir ou la régler. C'est là d'ailleurs la source d'erreurs multiples, et parfois spécieuses, chez des esprits singulièrement plus avisés que le paysan allemand.

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