
La parole est un geste
paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 54, février 1914.
Une note du précédent numéro contenait cette phrase: « Fier comme Artaban », C'est une expression toute faite qui, prise en bloc, a son sens propre, et Artaban, bien qu'on évoque sa mémoire, on ne songe pas à lui.
M. Louis Dimier a bien voulu à ce sujet nous présen- ter les réflexions suivantes:
« Il y a autre chose. Fier comme Artaban fixe le caractère de fierté dans une image individuelle, et lui donne ainsi plus de force. Mais cette force est fragile comme l'individu, dont mille causes détruisent le souvenir. Artaban est oublié avec le roman de La Calprenède. Cependant, dans l'expression conservée, son nom continue de figurer comme celui d'un individu. — Quel? direz- vous, puisqu'il est oublié. — D'un individu fier, puisqu'il s'agit de fierté, et le plus fier du monde, puisqu'il l'incarne. C'est assez; mon esprit continue de s'ouvrir à l'image capable de fixer le caractère de fierté, et quoique cette image manque, que mon esprit n'appréhende rien, il n'en fait pas moins le mouvement même qu'eût déterminé cette image, qu'elle déterminait à l'origine, et cela suffit. »
Et ceci ne contredit en rien notre note : dire long pour dire fort. Evidemment on ne dit pas long n'importe comment, et la force de l'expression employée tient pour chaque cas particulier à des causes qu'il est très intéressant de noter. Ces causes peuvent d'ailleurs être de nature bien diverse.
Si des deux expressions, « fier comme Artaban » et « il est la fierté personnifiée », la première est plus que la seconde évocatrice, c'est peut-être surtout par la façon même dont elle sonne à l'oreille, « Amer comme chicotin », et pour dire « chicotin », le mouvement des lèvres, la grimace du visage, tout concourt à exprimer la saveur désagréable d'amertume.
Et tout de même, il importe de ne pas trop insister sur ce qu'il y a de comparatif dans la comparaison.
Je sais bien qu'il arrive d'épiloguer ou de transposer. Pour exprimer qu'un événement ne se produira vraisemblablement pas, on dit d'ordinaire: « Il fera chaud quand cela arrivera. » Un personnage de Courteline se permet une variante: « Nous n'attraperons pas d'engelures, quand tu comprendras... » Et pour que la métaphore soit l'objet d'une traduction ou d'un développement, il faut bien que l'image se laisse voir. Mais d'ordinaire les métaphores sont des expressions toutes faites, qui ne donnent pas lieu à la fantaisie individuelle de qui les emploie. Il faut avoir une bien forte tendance à l'irrespect pour oser introduire des variantes et affirmer par exemple : « est fier comme feu Artaban lui-même. »
Et quelle importance attacher aux détails d'une expression capable de sens contradictoires ou tout au moins servant à exprimer des contradictoires?
« Il arrive comme mars en carême », c'est une constatation pouvant équivaloir à « c'est réglé comme du papier à musique »; mais c'est aussi pour celui qui parle un moyen d'exprimer sa surprise et de dire son sentiment soit favorable (« marée en carême » serait dans ce cas plus juste), soit défavorable (et la traduction pourrait être alors « il est tombé là comme un chien dans un jeu de quilles »).
Il en est de ces expressions comme des mots « tarabis- coter », « emberlificoter », « matagraboliser ». Leur consonance bizarre les rend comiques, mais ils disent bien ce qu'ils signifient, et leur longueur, comme leur bizarrerie même, y est certes pour quelque chose. Peut- ètre vaut-il mieux ne pas les examiner de trop près.
J'ai entendu : « Quel dérangement! nous avons actuellement les ouvriers.
-Ah ?
- Mais oui, les plombiers sont ici.
- Il y a longtemps?
- Non, depuis ce matin seulement, mais enfin il y en a un qui a travaillé toute la matinée ici, et je crois qu'il en a encore pour un moment. »
Et dans une réunion où se trouvait une dame : « Faites attention à vos paroles, il y a des dames. »
Le pluriel pour le singulier, voilà, pourrait-on dire, un singulier pluriel !
Ici encore, la quantité est pour la qualité.
A le bien entendre, le pluriel n'indique pas la multiplicité des objets, mais il insiste sur un attribut: on marque en l'employant qu'on n'a pas tant en vue un cas particulier, l'individu visé, qu'un caractère qui appartient à une catégorie.
Nous n'avons pas à nous appesantir sur l'explication à donner de ces tournures d'apparence peu logique. Ce qui nous intéresse, c'est qu'elles soient capables d'une ou de plusieurs explications.
Il y a des façons de parler qui déconcertent celui qui les prend à la lettre. Car il se trouve d'une part que leur emploi est fréquent et spontané et qu'elles sont simplement des moyens ordinaires d'expression sans qu'il y ait lieu de supposer des intentions cachées chez ceux qui s'en servent et il se trouve aussi d'autre part qu'elles signifient quelque chose, — c'est d'ailleurs pourquoi on les emploie — et autre chose que ce qu'elles disent. Ce n'est donc pas seulement l'analyse de leur contenu étrange, déconcertant, absurde parfois, qui peut servir à dégager leur signification, il faut pour saisir complètement leur valeur s'en remettre à autre chose qu'à l'examen microscopique des termes qui les composent.
Nous avions proposé, dans la note visée par notre correspondant, de traiter les mots comme des gestes. La parole est en effet une gesticulation irrationnelle et significative, et diversement significative; elle est surtout, la plupart du temps, comme le geste, une réaction machinale, non un produit de la raison, le fait du corps, non le fait de la pensée, un déclanchement spontané et mécanique de certains de nos organes, non l'expression et l'aboutissant d'une profonde réflexion. De là ses imprécisions et ses surprises, de là aussi son utilité pratique et l'intérêt qu'en présente l'observation.
M P.