
La méthode dans l'étude des phénomènes religieux
Article paru dans Le Spectateur, n° 33, mars 1912.
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I. - La Méthode sociologique
L'étude philosophique du réel riche, varié, mouvant, ne vise pas à en suivre les contours fuyants, mais bien à en donner une formule, expression adéquate de sa loi génératrice, peut-être seulement traduction posthume d'un élan spontané et imprévisible. C'est plus spécialement la tâche de la logique, de découvrir et de déterminer les conditions de l'organisation interne du donné: pour ce faire, elle utilise les principes régulateurs de toute activité rationnelle. Mais peu à peu certaines methodologies, se fortifiant des résultats acquis, élèvent ceux-ci au rang des catégories directrices de notre vie intellectuelle et enferment en des cadres trop étroits, parce que trop sommaires et trop tôt formés, la richesse des perceptions et des sentiments (2). C'est justement un processus analogue que nous voudrions signaler brièvement. Depuis quelques années, l'étude des phénomènes religieux a pris une extension considérable. Le philosophe se trouve, en effet, là, en présence d'une des activités spirituelles les plus élevées en même temps que les plus communes. A l'opposé de la vie réfléchie connue seulement d'une élite, la vie religieuse se retrouve également parfaite, également intense dans toutes les classes sociales! en tant que spécifiquement religieuse, elle est indépendante de la culture ou du développement intellectuels, elle intéresse surtout les facultés morales de l'individu ou de la foule. Or pour l'étude des phénomènes religieux, les philosophes ontadopté deux points de vue absolument différents. Sociologisme et psychologisme ne sont pas seulement les chefs sous lesquels on grouperait les résultats d'une même science appliquée à deux aspects d'une unique réalité: ils constituent de véritables catégories. Ainsi, quant à la méthode elle-même, deux courants très nets se sont établis, souvent opposés, rarement confluents : c'est uniquement et désormais a priori du point de vue social que l'école moderne fondée par M. Durkheim prétend considérer les phénomènes religieux, alors que c'est dans la conscience individuelle scientifiquement étudiée que les défenseurs du psychologisme vont chereher le principe et l'explication de l'expérience religieuse. Nous voudrions en étudiant dans leurs postulats et leurs conclusions ces deux systèmes de recherche, déterminer si, séparément ou en commun, ils épuisent la matière qui leur est fournie, une méthode devant avant tout être exhaustive. Mais avant d'entreprendre cette recherche il faut signaler un a priori, à notre sens absolument injustifié, d'où partent tous les analystes du phénomène religieux, aussi bien sociologues que psychologues: c'est le prin- cipe de l'exclusion de la transcendance. Les psycho- logues sont les plus intransigeants à s'en réclamer. « L'exclusion de la transcendance, déclare M. Delacroix, n'est pas chez moi un postulat, mais une méthode. Je fais de l'histoire et de la psychologie : j'essaie de décrire historiquement et d'expliquer psychologiquement. » (3) L'école sociologique paraît s'être rendu compte de la gravité d'une pareille restriction et des résultats singu- lièrement étroits qu'elle prédétermine aux recherches futures. M. Durkheim a signalé en maints endroits l'extériorité de l'objet de l'expérience religieuse vis- à-vis du sujet qui en est le siège. « Pour que l'individu soit tenu de conformer sa conduite à certaines règles, il faut que ces règles émanent d'une autorité morale qui les lui impose, et pour qu'elle les lui impose, il faut qu'elle le domine. » Mais immédiatement M. Durkheim ajoute: « Si l'on s'interdit de dépasser le domaine de l'expérience, il n'y a pas de puissance morale au-dessus de l'individu, sauf celle du groupe auquel il appartient. » (4) Le sens d'expérience étant ainsi limité, le domaine de la transcendance, au sens religieux d'une activité divine dans l'âme individuelle, se trouve de nouveau écarté, et, là aussi, le point de vue méthodologique préjuge absolument des résultats généraux de la recherche analytique. Nous retrouvons aussi cette suspicion instinctive de la transcendance, pourtant moins rigoureusement et surtout moins aprioristiquement formulée, chez un philosophe qui accorde une grande place dans son système à l'élément proprement religieux. « C'est précisément, déclare M. Boutroux (5), à propos de Dieu que les mots de transcendance, extériorité, objectivité, veulent être pris pour de simples métaphores. Le progrès de la religion a consisté à transporter le divin du dehors au dedans des choses... En d'autres termes Dieu est conçu non comme extérieur au phénomène religieux, comme le produisant ou y répondant du dehors, toutes représentations qui feraient de lui un être corporel semblable aux autres, mais comme intérieur à ce phénomène et comme se distinguant de l'être humain d'une manière unique, sans analogue dans la nature, en tout cas sans rapport à la distinction spatiale que l'imagination met sous le mot de transcendance. » Sans doute, et tout homme religieux le reconnaitra, il n'entre rien de spatial dans la relation qui unit l'âme à son Dieu, sans doute dans maintes expériences religieuses le sujet semble parlernettement le langage de l'immanence (telles sont en particulier les expériences mystiques et tout spécialement l'extase); mais l'expérience mystique ne constitue pas toute l'expérience religieuse : il y a dans celle-ci une expérience proprement morale où le sujet affirme être en rapport avec une personnalité distincte de lui; dans le ravissement mystique lui-même l'extatique différencie, confusément parfois, implicitement presque toujours, sa conscience individuelle de l'infini divin qui le sollicite (6). En tout cas, que ce soit la tâche de la psychologie de déterminer si ce sentiment d'objectivité, de transcendance est une hallucination psycho-sensorielle ou une illusion de l'âme qui hypostasie son propre idéal, nous ne le nions pas. Mais il nous parait absolument illégitime de partir d'un principe, en somme métaphysique, qui préjuge très nettement des résultats à obtenir et « qui réagit sur l'interprétation et sur la description même des faits ». De même le sociologisme, obligé de reconnaitre le caractère transcendant des phénomènes religieux, nous parait abandonner le point de vue scientifique, en refusant a priori d'étudier cette transcendance dans le domaine même où elle est placée par l'expérience qui l'affirme. Notons de plus que l'âme collective est une réalité supra-psychologique aussi difficilement perceptible immédiatement qu'une divinité morale et qu'en fournissant le caractère social comme principe de toute recherche, le sociologue dépasse singulièrement le domaine de l'expérience sensible et élémentaire, au nom de laquelle il repousse a priori toute explication par l'intervention divine. Au reste il peut paraître étrange que dès le début d'une recherche le chercheur vienne, au nom de la méthode, affirmer le caractère illusoire de l'objet même de son travail. Alors que dans l'étude de l'expérience sensible ordinaire on admet, au moins provisoirement, la réalité objective des sensations individuelles, en psychologie religieuse ce serait le fait d'un idéalisme singulièrement outrancier que de poser, dès le début, la subjectivité de l'expérience (7). Il semble plutôt, a priori, que par définition tout objet transcende le sujet qui se le représente: de prime abord, ce paraît être là la condition même de toute vie consciente. Pourquoi ne pas considérer provisoirement les phénomènes religieux comme placés sur un plan de réalité différent de celui de l'expérience sensible, réalité connaissable selon les lois de toute activité raționnelle, mais aussi dont les synthèses intuitives méritent d'être considérées en elles-même ? Les expériences religieuses demandent à être étudiées intégralement, dans le domaine où ceux qui en sont le siège les situent; et une science rigoureusement impartiale doit les envisager en tant que religieuses. Si la psychologie ou la sociologie n'ont pas à résoudre les problèmes d'ordre ontologique que soulèvent les phénomènes religieux, elles ne doivent pas non plus, au nom de leur méthode, leur donner une réponse négative et cela au profit d'un principe qui les entache elles-mêmes d'erreur: qu'elles prouvent auparavant, sans parti pris d'aucune sorte, que l'expérience religieuse s'explique complètement soit par la pression de la conscience collective sur l'âme individuelle, soit par une illusion psychologique.
I
Les sociologues ont contribué pour une large part à remettre en honneur l'étude des phénomènes religieux et l'article si vigoureux de M. Durkheim sur la Définition des phénomènes religieux (8) a été le programme de beaucoup de travaux suggestifs sur les religions leur origine : c'est en effet à un point de vue uniquement statique que paraît s'être placée l'école sociologique. M. Durkheim a souvent expliqué pourquoi c'est de l'analyse des formes primitives et simples étudiées dans l'antiquité à l'aide des documents historiques ou actuellement grâce à la psychologie collective des peuples non civilisés que la science moderne a le plus à apprendre (9). Il est difficile, dans la complexité des ames et des sociétés modernes, de faire le départ entre le réel et l'accidentel, l'accessoire et l'important. Dans les sociétés inférieures au contraire le développement moindre des individualités, l'extension plus faible du groupe, l'homogénéité des circonstances extérieures réduisent au minimum différences et variations: le type individuel identifié avec le type générique nous présente dans sa simplicité l'essence de la religion. Si, comme on l'a dit, ce point de vue paraît au savant et surtout à l'homme religieux singulièrement étroit, il faut néanmoins en signaler toute l'importance. Grâce à lui, a été remis enlumière un des aspects les plus importants et les plus profonds du phénomène religieux : le rôle de l'obligation morale. Une doctrine plus évolutive tend en effet à enlever à l'obligation son absoluité morale, et à l'absorber, comme tous les phénomènes mentaux, dans un de ces processus synthétiques où le résultat final participe à la relativité des éléments qui concourent mecaniquement à le produire. C'est ainsi que la psychologie moderne en est venue à réduire l'idée de devoir à une illusion explicable par les lois psychiques connues. Au contraire, en maints endroits, M. Durkheim prétend, avec Kant, établir le caractère supra-psycholo- gique du fait obligatoire (10). Ce qui frappe dans la vie de l'humanité primitive, c'est cette attitude sans cesse obéissante de l'individu vis-à-vis d'une puissance supérieure ; et cette puissance ne peut s'assimiler à l'ascendant du fort sur le faible, comme on pourrait s'y attendre à ces stades embryonnaires de la vie civilisée : entre la conscience obscure où s'esquisse à peine le tableau fuyant du monde lumineux, mystérieux et incohérent, et la force inconnue qui courbe ses velléités d'indépendance il y a une relation nouvelle essentiellement humaine, un rapport moral. M. Durkheim le dit expressément, l'homme se trouve là en présence d'une « autorité morale », c'est-à-dire une « réalité psychique, une conscience, mais plus haute et plus riche que la nôtre et dont nous sentons que la nôtre dépend ». Cette idée du sacré, de l'obligatoire, qui modifie du dehors les croyances et les sentiments communs pour les transformer en croyances et sentiments religieux, c'est bien en effet ce qui caractérise la vie religieuse du primitif. N'est-ce pas aussi le rapport éthique de l'âme avec son créateur, l'Etre parfaitement juste et parfaitement bon, qui constitue le centre de la vie religieuse pour le moderne croyant ? Mais s'il faut être reconnaissant à l'école sociologique d'avoir rappelé l'attention sur cet aspect capital du phénomène religieux, on peut regretter qu'elle soit demeurée constamment à un point de vue si complètement extérieur. « Pour procéder à la définition du phénomène religieux nous devons commencer par laisser complètement de côté l'idée plus ou moins flottante que chacun de nous peut se faire de la religion, car c'est le fait religieux lui-même qu'il s'agit d'atteindre, non la manière dont nous nous le représentons. Il faut sortir de nous-même et nous mettre en face des choses. » (11) A voir ainsi les faits du dehors seulement on risque fort de ne voir que leur façade : et étudier indépendamment de la matière sur laquelle il s'exerce un processus mental, même un processus aussi formel que l'obligation au sens kantien du mot conduit logiquement à fausser, à restreindre, à ignorer même le phénomène observé. C'est ainsi que, dans le cas présent, on en arrive à des définitions aussi étroites et aussi inexactes que celle-ci : « Je propose de définir la religion un ensemble de scrupules qui font obstacle au libre exercice de nos facultés. » (12) M. Durkheim prétend avoir dépassé la forme et avoir envisagé le contenu des lois obligatoires, les objets auxquels s'applique la notion de sacré : ses longues et patientes recherches sur le totémisme en témoignent d'ailleurs; mais ne s'est-il pas borné à réduire au caractère social tout le donné des expériences morales qu'il étudie, identifiant ainsi parfaitement le concept de devoir avec les obligations particulières dans lesquelles on le retrouve ? « Ce qui empêche de confondre les pratiques religieuses avec les autres pratiques obligatoires, c'est que les êtres sur lesquels elles agissent ou sont censées agir ne sont connus de nous qu'à travers des représentations collectives très particulières, qu'on appelle des mythes, des dogmes. » (13) Ici tout spécialement on est en droit de se demander s'il n'y avait pas lieu, une fois la forme du phénomène religieux retrouvée dans ses manifestations les plus simples, d'en chercher la matière essentielle dans ses expressions les plus hautes, les plus parfaites. M. Durkheim a essayé de le faire dans un rapport présenté à la Société Française de Philosophie où il a tâché de déterminer le fait moral, « succédané du fait religieux », tel qu'il se présente dans les consciences modernes (14). Mais il semble bien que nous soyons là en présence d'un de ces processus que nous signalions plus haut. Ayant constaté que le caractère obligatoire dans les sociétés primitives s'attachait à des prescrip- tions essentiellement sociales, M. Durkheim a généra- lisé cette observation et affirmé que le principe moderne de toute éthique et par conséquent de toute religion, c'est le sacrifice de l'individu à l'autorité morale qui le dépasse et lui impose ses lois obligatoires: la société. «S'il y a une morale, elle ne peut avoir pour objectif que le groupe formé par une pluralité d'individus associés, c'est-à-dire la société, sous condition toute- fois que la société puisse être considérée comme une personne qualitativement différente des personnalités individuelles qui la composent. » (15) C'est là, à notre sens, une théorie absolument injustifiée. Il est possible que, à un certain stade de l'histoire humaine, les obligations religieuses aient revêtu un caractère nettement social; mais ce qu'il importerait de savoir, c'est tout d'abord s'il y a là une forme absolument primitive du phénomène en question, si en droit le caractère social suffit à représenter le contenu de la loi morale, enfin si l'évolution historique, qui atteste Timportance toujours plus grande de l'éthique individuelle, ne manifeste pas un progrès moral (16). Ne pouvant entrer ici dans la discussion des faits, nous nous bornerons à étudier brièvement les raisons qu'allègue M. Durkheim pour identifier le moral, le religieux et le social. Il est incontestable que certaines observations traduisent chez les peuples inférieurs une parenté étroite entre les conceptions et les pratiques religieuses et les conditions de la vie sociale (17). Mais il s'agit de savoir si cette vie religieuse, d'origine sociale, est la seule dont soit susceptible le primitif. Il nous semble, au contraire, d'après les récits des missionnaires, que le sauvage est capable, sous l'influence chrétienne par exemple, de réagir contre le joug de l'espèce dominatrice et de se créer une échelle de valeurs nouvelles, strictement individuelle. Il serait aussi intéressant de recherchersi la croyance très ancienne à un Dieu unique et créateur, dont on retrouve les traces dans de nombreuses peuplades d'Afrique ou d'Australie, ne constitue pas la plus ancienne conception de l'humanité religieuse. Une étude de ce genre, que nous ne pouvons entreprendre ici, montrerait ce qu'a de superficiel une explication uniquement sociologique du phénomène religieux. M. Durkheim est du reste bien obligé de reconnaître l'importance capitale de l'élément personnel, si souvent signalée; mais il la considère comme une forme secondaire et dérivée de la religion primitive, d'origine et d'essence exclusivement sociales. L'explication qu'il donne des relations de ces deux formes de religion fait transparaître nettement ce parti pris méthodologique que nous signalions plus haut: l'exclusion de la transcendance, et qui, dans le cas particulier, vicie tout le raisonnement: « S'il y a entre ces deux sortes de religion un rapport de filiation, comme il est vraisemblable a priori, c'est évidemment la foi privée qui est dérivée de la foi publique. En effet la religion obligatoire ne saurait avoir des origines individuelles, par définition pour ainsi dire; l'obligation qui la caractérise serait inexplicable si elle n'émanait pas de quelque autorité supérieure à l'individu. Au contraire la dérivation inverse se conçoit sans peine. » (18) — L'obligation, parce qu'elle domine l'individu, n'est pas nécessairement le fait de l'âme collective. On l'a dit très justement: « l'analogie purement formelle résultant de ce caractère à la fois transcendant et communicable ne saurait évidemment suffire comme justification, car l'Etat aurait le même caractère, et l'Etat reconnu comme tel est chose essentiellement laïque » (19). Il y a du reste place, du point de vue positif, pour d'autres explications plus vraisemblables. L'imagination individuelle subconsciente présente pour nous les mêmes caractères d'extériorité, de transcendance intérieurement perçue. « Le subconscient est nous-même et autre chose que nous, nous sommes en lui et il vient et agit en nous, son action en nous prend une apparence objective et se présente comme une autorité supérieure. » (20) Nous l'avons déjà dit, toute l'école psychologique moderne repoussant l'explication du phénomène religieux par une conscience collective supérieure, prétend réduire l'obligation à un phénomène d'idéation individuel. Et il est curieux de voir un positiviste comme M. Belot, repousser la théorie sociologique qui lui paraît trop surnaturaliste. « Inversement, si l'on ne voyait nulle part les pensées individuelles en travail de conceptions religieuses nouvelles, on pourrait les regarder comme le produit d'une mentalité toute particulière hétérogène à celle de l'individu..., il n' y aurait pas d'autre alternative que de continuer à les considérer comme divines. » (21) Il y a plus : cette phrase de M. Belot indique une objection plus grave encore soulevée par l'explication sociologique: si l'autorité religieuse oblige l'individu, il faut que celui-ci lui reconnaisse un caractère de moralité que négligenten somme M. Durkheim et son école. Sans doute dans son rapport sur la détermination du fait moral M. Durkheim fait ressortir le côté déstrable du bien : et lobligatoire désirable lui paraît caractériser l'idéal moderne. Mais il nous semble que cet obligatoire désirable est essentiellement différent de l'obligatoire craint que connaît seulement le primitif. Nous croyons que même pour le non-civilisé le devoir doit participer à l'attirance spéciale du bien: ou alors l'autorité que signale M. Durkheim ne présente plus rien de moral et se réduit à une pure suprématie physique. Insuffisante pour expliquer la moralité de la religion, la théorie sociologique l'est aussi pour rendre compte de son contenu intellectuel. Sans doute tout homme religieux sait par expérience combien le dogme est peu primitif, et combien c'est la vie morale qui est le centre de son expérience intime. Néanmoins c'est un fait que la vie profonde s'essaie à se traduire en termes spéculatifs : l'expérience se cristallise en dogmes; bien plus, le dogme, né de la vie, l'alimente, la fortifie et la modifie. Il y a plus : le croyant admet en général l'existence d'une révélation ; intérieure ou extérieure et historique, elle est toujours d'ordre moral, mais elle s'exprime intellectuellement dans le domaine de la vérité théorique. Une analyse du phénomène religieux serait-elle complète si elle ne rendait pas compte de la croyance à la révélation, de ses conditions psychologiques et, dans une certaine mesure, de son fondement objectif? Nous savons bien que M. Durkheim veut voir dans les dogmes la traduction temporaire d'un rapport social déterminé ; mais ici tout spécialement son explication nous paraît superficielle et insuffisante. Faire des croyances religieuses une simple manifestation de la vie sociale, c'est méconnaître volontairement tout ce que l'homme religieux appelle le contenu de sa foi. La religion pose des problèmes de vérité: elle ne se borne pas seulement à assurer la cohésion d'un groupe social. Enfin il est un dernier côté du problème jusqu'ici complètement laissé dans l'ombre et qui pourtant, dès l'abord, paraît capital. Peut-on prétendre avoir rendu compte du phénomène religieux quand on n'accorde pas de place à la vie affective, ici si riche et si puissante Les psychologues ont signalé hautement cette lacune et ont essayé de la combler. C'est de leurs tentatives que nous parlerons dans un prochain article.
PIERRE MAURY.
(1) Afin d'éviter le retour de certains malentendus, nous croyons devoir insister sur ce point, que les opinions exprimées dans les articles de la Revue engagent uniquement la responsabilité personnelle de leurs auteurs, alors même que ceux-ci appartiendraient au Comité de Rédaction. L'acceptation d'un article implique seulement que le Spectateur se porte garant, dans les limites de sa compétence, de la probité scientifique de l'auteur. - N. D. L. R. (2) C'est ainsi que M. Durkheim déduit de ses observations sociologiques toute une théorie de la connaissance: plaçant non seulement la catégorie du social au côté des notions régulatrices (force, personnalité, causalité, non-contradiction), il prétend en faire le centre de la vie de l'esprit d'où sont sortis historiquement et d'où dépendent logiquement tous les modes d'activité intellectuelle. — Cf. Revue de métaphysique, 1909, novembre, Sociologie religieuse et théorie de la connaissance. (3) Bulletin de la Société française de Philosophie, 26 octobre 1908, p. 23. — Cf. Flournoy. Principes de la Psychologie religieuse. Archives de Psychologie, décembre 1909. (4) Année Sociologique, 1897-1898, p. 23. (5) Boutroux, Science et Religion, p. 198. (6) Cf. le très intéressant chapitre de M. James dans l'Expé- rience religieuse sur la « Réalité de l'Invisible », où, à propos des expériences religieuses, il écrit: « Il semble donc qu'il y ait dans la vie consciente de l'homme un sentiment de la réalité à la fois plus profond et plus général qu'aucun de nos sens spéciaux qui, seuls, d'après la psychologie courante, nous révéleraient directement l'existence des choses. » P. 49, 1ère édition. (7) Il pourrait être intéressant d'étudier l'évolution qui a amené les idéalistes modernes à absorber la personnalité divine dans la conscience qui croit l'appréhender,alors que le fondateur de l'idéalisme on du moins l'idéaliste le plus absolu, Berkeley, rapportait à la causalité divine nos perceptions illusoires sur les réalités sensibles. (8) Année sociologique, 1897-1898. C'est à cet article que nous nous reporterons constamment pour l'étude du sociologisme dans ses postulats et ses conclusions. (9) Cf. Revue de Métaphysique, 1909, p. 733-758. (10) Cf. Bulletin de la Soc. Franc. de Philosophie. Séance du 11 février 1906, p. 121. (11) Année Sociologique, 1897-1898, p. 2. (12) Salomon Reinach, Orpheus, p. 4. (13) Cf. Année Sociologique, loc. cit., p. 16 à 21. (14) Bulletin de la Soc. Franc. de Phil. La détermination du fait moral, 11 février et 22 mars 1906. (15) Ibid., p. 115. (16) On a souvent reproché à M. Durkheim de méconnaître le rôle toujours plus grand de la raisonindividuelle, affranchie des contraintes sociales, dans la vie morale des âmes modernes. — Cf. toute la discussion de son rapport sur la détermination ou fait moral. (17) Cf. tous les travaux si suggestifs présentés dans l'Année Sociologique. Nous recommandons spécialement l'étude de MM. Hubert et Mauss sur les variations saisonnières des Esquimaux. (18) Durkheim, Ann. Soc., loc. cit., p. 27. (19) Revue Philosophique, 1900. p. 299. Montauban 1ºt mai 190g, p. 215. (20) Cf. Bois, Revue de Théologie et des Questions religieuses. (21) Rev. Phil., 1900, p. 296.