aller directement au contenu principal
couverture de la revue Le Spectateur

La malléabilité du public

Puisque vous voulez bien continuer à faire bon accueil à ma prose, je découpe pour vous dans le Journal une remarque qui me parait compléter et renforcer les réflexions que vous avez données sur la crise de l'Odéon. Je dis renforcer et non pas seulement compléter, parce que je sais bien que vous ne prétendez pas présenter une analyse complète des phénomènes concrets que vous étudiez. On pourrait toujours vous dire qu' « il y a autre chose », et souvent cela n'aurait pas beaucoup d'intérêt. Ce qui a de l'intérêt, c'est de renforcer... ou d'affaiblir l'idée instructive que vous croyez devoir tirer de vos observations. Mais, avant de disserter, je passe la parole à notre confrère du quotidien, qui, touchante rencontre, signe « Le Spectateur » (page théâtrale du Journal du 2 mai) :

«... [Les acteurs de l'Odéon] n'avaient jamais marchandé temps et peine à leur directeur, qui exigeait d'eux un travail formidable, et qui s'en était fait admirer et aimer tout en les rudoyant.

Mais, malheureusement, on n'y trouvait pas d'étoile, pas de grande vedette, et c'est là, je le crains bien, un des motifs pour lesquels le public se montrait un peu indifférent aux spectacles de l'Odéon. Bien sûr, en principe, Antoine avait raison, pour l'art et la vérité, de ne pas vouloir qu'un interprète concentrât sur lui seul toute l'attention et tout l'intérêt. Mais, dans la pratique, c'était là une dangereuse erreur. Il faut bien tenir compte des goûts et des habitudes des spectateurs. Or, qu'il ait tort ou raison, le public va plus souvent au théâtre pour un acteur que pour une pièce. Il aime les grands noms, ceux qui, sur les affiches, s'étalent en caractères, énormes, ceux qui resplendissent en lettres lumineuses au fronton des théâtres.
Si l'Odéon avait su s'assurer une ou deux grandes vedettes, il aurait peut-être traversé plus aisément les temps difficiles. Il est vrai que les grandes vedettes coûtent de plus en plus cher, et sont ruineuses. Nous tournons ainsi dans un cercle vicieux. Au fond, le problème de l'Odéon, c'est celui de la quadrature du cercle. On cherche une solution, et il n'y en pas. »
Admettons les faits. On peut les discuter. Mais, à en juger par la petite expérience que je puis avoir de la vie parisienne, ils m'apparaissent comme très vraisemblables. Je crois qu'il est tout à fait exact de dire que « le public va plus souvent au théâtre pour un acteur que pour une pièce ». Les procédés ordinaires de la publicité théâtrale le confirment nettement.
Ainsi le public est plus attiré par la vedette que par la pièce elle-même ou l'excellence de la troupe dans son ensemble. Mais cela signifie-t-il qu'une fois au théâtre, pendant le cours et à la fin de la représentation, les spectateurs aient plus de plaisir à écouter une pièce médiocre jouée par une mauvaise troupe et un seul acteur excellent, qu'une bonne pièce jouée par une troupe de moyenne irréprochable? Cela, je ne le crois pas du tout, je crois qu'il faut distinguer très résolument entre ce qu'on peut appeler la puissance d'attraction d'un spectacle (pièce et acteurs réunis) et le plaisir réellement pris. Et, vous m'entendez bien, je ne parle pas de la qualité plus ou moins artistique de ce plaisir, je le prends tout brut, sans raffinement aucun : même alors, je dis qu'attrait préalable ou plaisir ressenti sont deux choses différentes.
J'entends d'ici quelques-uns de vos lecteurs s'écrier : « Voilà certes une intéressante distinction psychologique, mais quelle portée pratique peut-elle bien avoir ? Ce qui importe à un directeur de théâtre, c'est d'avoir sa salle pleine, non pas de faire la joie de ses clients, et peu lui chaut de quelle façon elle se remplit si l'attrait d'une seule vedette compense et au delà le mauvais effet que peuvent avoir les conversations de spectateurs peu satisfaits. »
Aussi bien n'ai-je pas plus que vous ne l'aviez l'intention de donner des conseils commerciaux aux directeurs de théâtres. Seulement je vois là, comme je vous le disais, une confirmation de vos conclusions : A un nouveau point de vue, l'insuccès apparaît comme dû en partie à la non-conformité non pas avec le goût véritable («délicat » où non, peu importe) du public, mais avec une loi (si l'on peut dire) de la façon dont il est attiré.
Même au point de vue pratique, la chose a son importance. Elle permet en effet de supposer que, si la publicité était faite de façon plus intelligente, si le public était mieux renseigné, par suite moins porté lui-même à céder aux moyens grossiers employés vis-à-vis de lui, on pourrait, sans crainte de déboires financiers, présenter à ce public des spectacles qui lui plairaient autant ou plus, et qui n'auraient pas les inconvénients déplorés par notre confrère du journal... Tout cela, encore une fois, sans supposer le moins du monde un « raffinement » du goût public, mais seulement une connaissance plus exacte acquise par le public lui-même de ses propres préférences : si je ne craignais d'employer un mot un peu bien barbare, je dirais qu'il s'agit moins de l'éducation artistique que de l'éducation... auto-psychologique du public. Le tour du goût viendrait d'ailleurs plus tard, si l'on veut.
Quoi qu'il en soit, il m'apparaît clairement qu'il y a là une preuve nouvelle de ce fait que le succès est une chose et que le goût public en est une autre, il ne suffit pas de connaître ce qui plaît pour connaître ce qui réussit. Il y a des conditions de présentation qui trompent le public sur son propre goût. On peut tenter d'annihiler cette influence d'erreur : c'est le genre d'éducation dont je parlais tout à l'heure et c'est quelque chose de très difficile, quoique moins difficile sans doute que de changer les goûts eux-mêmes. Si au contraire on se résout à supporter ces conditions, alors il importe, au point de vue de l'intérêt matériel, d'apprendre à les bien connaître : c'est une technique spéciale, technique de publicité, faite d'observation un peu grossière, plutôt que d'intuition sympathique, comme l'est l'étude du goût public proprement dit.
Laissez-moi terminer par une plaisanterie que j'ai lue dans je ne sais quel ouvrage commercial anglais ou américain : Un employé se vante auprès de son patron de sa perspicacité à discerner les goûts des clients et de son habileté à les contenter. Belle affaire ! lui répondit son chef, ce qui caractérise le vrai commerçant, c'est de faire acheter au client un objet dont il n'a jamais senti le besoin auparavant si peu que ce soit.
Qu'on le déplore ou qu'on l'admire, il y a dans cette malléabilité du public un fait d'une importance pratique énorme, en même temps que d'un grand intérêt psychologique." Non moins que le commerçant, l'homme politique, le littérateur, et à un autre point de vue le moraliste et l'historien ne doivent jamais le perdre de vue.

R. Brignac.

Retour à la revue Le Spectateur