La logique et les romans policiers
Article paru dans Le Spectateur, n° 31, janvier 1912.
Signalons la première mention du Spectateur dans la littérature d'imagination, sous les auspices de M. Maurice Renard, qui, en introduisant un des personnages de son roman Le Péril bleu, M. Tiburce, détective amateur, donne ce renseignement sur sa bibliothèque de voyage: « Tiburce, disant ces paroles, ouvrit une valise qu'il avait dissimulée sous la cloche de son macfarlane, et tira de ses profondeurs une kyrielle de volumes solidement reliés. Il les posa un à un sur le bureau, glissant côte à côte Aristote et Maurice Leblanc, Mark Twain et Stuart Mill, Hegel et Gaston Leroux, Conan Doyle et Condillac, — faisant voisiner le Parfum de la dame en noir avec les trois premiers tomes du Spectateur et les Aventures d'Arsène Lupin avec la Logique inductive et déductive. — « Voici mes maîtres », dit-il avec un geste pompeux. » M. Tiburce est dans la suite raillé par son auteur : à bien juste titre comme on pourra s'en rendre compte par la lecture de la fin du chapitre où il est présenté et celle du chapitre suivant. On verra qu'il n'a oublié aucun de ses «maîtres », pas plus les logiciens que les romanciers. Mais il semblera sans doute qu'il s'est surtout profondément assimilé le talent de ces derniers à apercevoir un peu partout le point de départ de déductions (?) à perte de vue, et qu'au contraire il n'a retenu des logiciens que la manière de formuler en termes péremptoires les principes de ces déductions. Les auteurs de romans policiers — qui ne se moquent pas du détective, leur héros principal, comme M. Maurice Renard fait de M. Tiburce, qui est un peu le personnage comique de son roman — ont peut-être contribué à entretenir sur ce point une confusion, par elle-même très naturelle à l'esprit. On se représente volontiers le logicien toujours occupé à chercher des « liens » et à les faire valoir. Et il est bien vrai que, s'il a établi une liaison solide, il y regarde à deux fois avant de la sacrifier à ce qui, se présentant comme l'expérience, n'est peut-être qu'une trompeuse apparence ou tout justement un autre raisonnement plus ou moins déguisé. Mais en même temps il sait mieux que personne de quelles précautions il faut s'entourer avant de poser une de ces liaisons. Dans un principe comme celui qu'énonce pompeusement M. Tiburce et d'après lequel « quand vous avez exclu l'impossible, ce qui reste, quelque improbable que ce soit, est pourtant la vérité », il sait que l'immensité de l'effort porte sur la petite phrase du début, qui n'a l'air de rien, mais qui à elle seule représente une infinité de propositions positives, puisqu'elle suppose une énumération complète de toutes les possibilités hypothétiques. On excusera ces grands mots de « logicien» à propos d'œuvres qui, en somme, sont faites pour amuser et atteignent leur but. Peut-être expliquent-ils pourquoi les romans policiers donnent en général si peu l'impression de la réalité. Ce n'est pas parce qu'on sent que les auteurs les ont conçus « en commençant par la fin» : ceux qui savent leur métier s'entendent à créer l'illusion sur ce point. Ce n'est pas non plus en raison des complications qui y sont introduites, ou ce serait bien à tort car la réalité est plus riche encore dans la bizarrerie de ses coïncidences. C'est plutôt, croyons-nous, parce que, si nombreux et si habilement présentés que soient les éléments parmi lesquels se dissimulent ceux qui doivent servir au dénouement, ils constituent du moins, puisqu'ils sont contenus dans les limites du livre, un groupe dénombrable. Dans la réalité au contraire, les éléments utiles plongent avec tous les autres dans le milieu immense et insondable de la vie sociale et de l'ensemble des vies individuelles, avec son infinité d'hypothèses explicatrices. C'est pourquoi les meilleurs romans, parmi ceux qui se rattachent au genre policier, sont ceux... où on se moque des détectives qui prétendent être logiciens. En matière d'induction - car il ne s'agit évidemment pas, comme on le dit toujours et à tort, de déductions - les règles logiques sont, pour le répéter après Condillac, « comme des garde-fous mis sur les ponts, non pas pour faire marcher les voyageurs, mais pour les empêcher de tomber ». Et ce qu'il faut aux policiers pour avancer, c'est le plus possible de connaissances positives, et, dans les choses psychologiques, cette observation rapide et fine propre à se transformer en règle d'action avec une promptitude et une sûreté qui donnent l'illusion d'une intuition. Quant aux maniaques du raisonnement, ils sont sans doute de fort mauvais policiers, et il n'ya d'ailleurs pas plus de chances qu'ils se rencontrent parmi les bons logiciens qu'il n'y en a de trouver les malades imaginaires parmi les bons médecins.
R. M. G.