
La formation des légendes
Le Spectateur, n° 11, 1er mars 1910
Article paru dans Le Spectateur, n° 11, mars 1910.
A propos d'un livre de M. A. van Gennep (Paris, Flammarion, 1910. — Bibliothèque de philosophie scientifique).
L'intérêt du folklore pour l'étude des opérations logiques de l'esprit est dû à la présence d'un trait commun à toutes les démarches de l'intelligence humaine, quel que soit le degré de son développement, à savoir, la nécessité de substituer à la masse inarticulée et infiniment variée des données de l'expérience certains schémas plus aisés à manier, à retenir, à retrouver. La pratique empirique, telle qu'on l'observe dans la vie quotidienne, aussi bien que la science et la pratique informée par elle sont des systèmes plus ou moins judicieusement agencés de tels schémas. Mais à cet état plus perfectionné l'esprit, par l'obligation où il se trouve de satisfaire à des conditions objectives rigoureuses ou aux critères d'une logique épurée, manifeste moins nettement ses tendances foncières, qu'il importe d'autant plus de déceler que, étant peu accusées, elles risquent, à l'insu du sujet, de fausser son travail (1). Le folklore a précisément l'avantage de montrer ces tendances sous une forme plus grossière, plus naïve et en tout cas plus nette. Aussi les exagérations de certains auteurs qui voudraient tirer toute la philosophie de étude des civilisations primitives et la limiter à ce qu'un éminent penseur contemporain appelle familièrement « la métaphysique des barbares » ne doivent pas nous faire négliger les renseignements très précieux que peut nous fournir la méthode ethnographique. Le dernier livre de M. van Gennep, où il s'est surtout proposé de passer en revue les « aspects que revêt chez les divers peuples, aux divers moments de leur développement mental et social, la production littéraire », est, par là même, un recueil de tels renseignements. Nous signalerons d'abord, à ce point de vue spécial; l'étude des légendes relatives au monde naturel (livre III) et des légendes historiques (livre V), dont M. Frédéric Voss avait ici même indiqué l'importance (Le Spectateur, 1, n° 4). L'auteur répartit d'abord en trois catégories « les diverses manières dont les hommes se sont représenté la formation et la constitution de l'univers » : a) conception zoomorphique partant de cette croyance que les hommes, les rochers, les astres, les personnages surnaturels étaient originairement des êtres à forme animale; b) conception anthropomorphique où ces êtres et ces objets étaient, sinon des hommes, du moins à forme humaine; c) enfin conception analogue à celle qui préside à notre classification scientifique laissant aux êtres et aux objets leur autonomie spécifique, conception à laquelle correspondent les légendes à base astronomique. Se demandant ensuite si ces récits ont été dès le début intentionnellement explicatifs ou si cet élément ne s'est introduit qu'après coup dans de pures narrations, M. van Gennep conclut, avec raison selon nous, que, dans la plupart des cas, l'élément explicatif a été originel, et cela, dit-il, parce que « proposer une explication d'un phénomène naturel ou social, c'est se livrer à une activité mentale nullement désintéressée » et qu'« il convient de savoir comment fonctionne l'univers pour s'en rendre maître, et la société pour pouvoir y vivre ». On peut même se demander si, indépendamment de ce point de vue utilitaire, ce n'est pas une démarche toute naturelle de l'esprit que d'expliquer ainsi le spectacle qui se présente à lui, ou plutôt, car il ne faut évidemment pas non plus voir là un besoin proprement spéculatif, si ce n'estpas la condition même de son fonctionnement que d'appréhender le présent avec les éléments du passé qui sont plus ou moins susceptibles de s'y appliquer. Rien ne ressemble plus à une opération abstraite que ce mécanisme, qui agit d'autant plus naïvement que le sens critique est moins développé. Telle est la remarque de psychologie élémentaire qui nous fera comprendre que « les légendes explicatives locales sont aptes à se former chez chaque peuple à tout moment car sans cesse de nouveaux faits viennent s'offrir à l'observation ». On retiendra à cet égard cet exemple aussi instructif qu'amusant: « Quand les Blancs introduisirent des bœufs dans l'Australie méridionale, les indigènes se dirent immédiatement: Ces bœufs sont les mères et les femmes des blancs, car ils portent leurs paquets. Tel est en effet le rôle de l'Australienne. » Psychologie élémentaire encore et en tout cas psychologie quotidienne, que celle qui aide à se rendre compte des légendes historiques. Comme on le verra bien en effet par le chapitre I du livre VI, cette question est étroitement liée à celle des recherches sur le témoignage et la mémoire collective. Si c'est une nécessité pour l'esprit que de comprendre ce qu'il observe, d'appliquer, peut-on dire, l'abstrait au concret, ce n'en est pas une moins impérieuse que de s'imaginer ce dont il entend parler sans en avoir une représentation directe, de concrétiser, sinon l'abstrait dont il ne s'occupe guère directement, du moins l'absent. Qui de nous n'a eu dès son enfance une vision très nette et très fournie de quelques villes historiques, vision qui, abolie par la réalité au cours des voyages, revient souvent quelque temps après pour se substituer définitivement à l'image réelle, ce qui rend parfois très malaisé pour les esprits les plus critiques, le départ entre le produit de l'imagination et la donnée du souvenir? Rien d'étonnant par suite que ce phénomène, conspirant avec les pouvoirs de suggestion qu'étudie la psychologie des foules, ait donné lieu à une très riche floraison de légendes. Pourvu qu'on y ajoute l'inévitable incertitude des données qui, seules susceptibles de conférer la précision, sont inaptes à la présenter elles-mêmes, incapables qu'elles sont d'être conservées directement dans la mémoire sous une forme concrète, à savoir celles de l'espace et du temps, on comprendra le peu de cas qu'il faut faire de la valeur documentaire des légendes historiques, et aussi comment peuvent coexister les principes parfois contradictoires de vieillissement et de rajeunissement, de remplacement, de convergence, de juxtaposition, dont les folkloristes découvrent l'action dans la formation des légendes populaires. Juxtaposition, c'est ce qui caractérise le mieux les légendes populaires et de même les cycles épiques qui se distinguent des épopées ainsi que d'« un roman bien fait un recueil de nouvelles réunies par un lien artificiel comme le motif de la veillée de chasse ». C'est pourquoi, au nom même de son expérience des facteurs folkloriques, M. van Gennep leur dénie-t-il le pouvoir de produire des épopées, dont le caractère propre est la coordination. L'épopée n'est pas populaire au sens d'« inconscient » et de « collectif ». « Le vrai procédé de formation de l'épopée, c'est le Finlandais Lönnrot qui l'a montré: il a récolté toutes sortes de chants magiques chez les paysans des rives de la Baltique, et, croyant y découvrir des fragments d'une ancienne épopée, il les a combinés suivant l'ancien plan supposé. Fort heureusement, Lönnrot était un vrai génie : croyant juxtaposer, il a coordonné; croyant reconstituer, il a créé. Lönnrot est l'Homère et le Firdousi finnois... — De même, La Villemarqué a créé l'épopée bretonne ». Signalons enfin dans le livre VII le tableau des lois proposées par divers auteurs relativement à la formation des légendes. On remarquera les principes, intéressants, mais trop vagues pour être proprement des lois, de Raoul Rosières. Plus précises sont les lois nettement psychologiques de M. Benigni: ce qu'il appelle par exemple la mégalosie ou grossissement imaginatif, qui se manifeste sous la forme quantitative, la forme dramatisante, la forme symboliste, c'est visiblement un fait dù à ce principe de perspective mentale qui veut que l'objet de notre attention, remplissant tout le champ de notre vision personnelle, nous semble en même temps recouvrir une vaste portion du réel, soit, par lui-même, en étendue et en durée, soit, par ses effets, en gravité. On ne devra pas attribuer à M. van Gennep la hardiesse peut-être excessive de quelques-unes des généralisations que nous avons tentées. Faisant œuvre de science positive, il a eu raison de les éviter avec soin : mais il est sans doute intéressant de se les proposer. Le temps est heureusement passé, en psychologie, des méthodes déductives, dont le point de départ, qu'on tenait pour supérieur à l'expérience, était au vrai le résultat d'une expérience rapide et tronquée, celle qui portait sur des esprits appartenant à une classe très restreinte. On sait maintenant qu'il faut diriger partout ses recherches, et ceux qui sont le plus avides d'unité doivent se féliciter qu'un ethnographe aussi documente que M. van Gennep puisse écrire par exemple qu'« à étudier de près les populations si diverses de la terre, on a constaté que toutes possèdent des légendes et des contes qui rentrent dans les mêmes catégories bien définies que les légendes et les contes de notre Occident classique, de l'Inde, de l'Egypte et de l'Assyro-Babylonie anciennes. » On ne dit donc plus : « Les choses doivent être de telle façon », mais, constatant qu'en fait elles ont toujours été ainsi, on est autorisé à chercher de cette rencontre des raisons dépourvues assurément d'une nécessité supra-expérimentale, mais fondée sur les conditions de fonctionnement, données au contraire par l'expérience, des éléments qui concourent à leur formation.
RENÉ MARTIN-GUELLIOT.
(1) On a pu trouver chez de savants biologistes contemporains un emploi de la notion d'opposition qui n'est pas moins apparenté aux classifications folkloriques par couples que no l'était l'opposition bien connue du haut et du bas dans la physique d'Aristote.