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couverture de la revue Le Spectateur

La culture actuellement nécessaire

Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 55, mars 1914.

Nous avions d'abord pensé à demander à M. P. Mathay l'autorisation de supprimer de son intéressante communication les deux derniers paragraphes, celui en particulier dans lequel, généralisant d'ailleurs son sujet, il met en jeu le Spectateur et une autre revue. Nous y avons renoncé après avoir réfléchi qu'il y avait là, sous forme de boutade, une observation qui mérite plus d'attention qu'on ne lui en accorde généralement.

Cette observation porte sur l'attribution assez arbitraire qui se fait à telles ou telles études de l'épithète « spéciale » et surtout sur les conséquences, elles tout à fait erronées, qu'on en tire. Par suite d'un amas assez complexe de traditions anciennes et de goûts soumis au contraire aux caprices de la mode, certaines études sont à un moment donné répandues en fait, parmi ceux mêmes dont elles ne sont pas la spécialité. De ce fait, on conclut, expressément ou non, que ces études sont plus appropriées quant à leur nature aux capacités des esprits, et plus utiles à posséder pour la généralité des personnes. La suggestion est si forte qu'elle influe sur ceux-mêmes qui sont appelés à diriger l'opinion par la plume ou dans les chaires professorales. Puisque notre correspondant a cité les Annales, il nous permettra de citer le Temps, journal sérieux s'il en fut et en quelque façon organe de l'Université de France : lors des polémiques relatives aux réformes de l'enseignement secondaire, le rédacteur universitaire de ce journal, au cours d'une série d'articles en général excellents, donna comme preuve que, depuis la surcharge trop certaine des programmes, les élèves savaient tout hors ce qu'il est nécessaire de savoir, ce fait que, dans un examen, on n'avait pu obtenir une interprétation exacte de l'expression « Boileau, le Zoïle (1) de Quinault ». Nécessaire, soit ; mais par rapport à quoi, en vue de quoi ? C'est ce que l'on omet toujours de nous dire. Le mot d'ordre de semblables polémiques est toujours celui de culture ou un analogue ; mais, dans le détail, on voit qu'il s'agit bien souvent d'oppositions entre des formes diverses d'érudition, ancienne ou moderne, littéraire ou scientifique, comparées d'un point de vue arbitraire ou que du moins, on ne précise jamais, et que par suite il convient jusqu'à nouvel ordre d'appeler « spécial ».

Et cependant, si la « culture » veut mériter, quant à son contenu et à ses effets, la place éminente que ses apôtres réclament pour elle dans la société, ne doit-elle pas consister à mieux ordonner, à mieux dominer, à mieux manier la multitude de données que non seulement les découvertes incessantes des sciences de la matière, mais le développement de toutes les formes de la pensée humaine en matière sociale, artistique, etc. soumet ou plutôt impose à tout individu ?

N'est-il pas frappant, en effet, à côté des progrès si étonnants que font, dans leur spécialité, ces ingénieurs, ces biologistes, mais aussi ces archéologues, ces sociologues, de voir que chacun, en dehors de sa spécialité particulière, est, non pas précisément ignorant, — une ignorance consciente d'elle-même est parfois une attitude singulièrement intelligente, — mais dupe de charlatans.sans scrupules ou de ses illusions personnelles, faute d'une culture critique appropriée ?

La cause première de cette situation ne nous semble pas devoir être cherchée dans une infériorité intellectuelle de nos contemporains. Bien au contraire elle est due avant tout au développement intense des connaissances positives, avec la spécialisation conséquente, et à la multiplication de tous les échanges intellectuels et artistiques. Devant cette masse d'arrivants, il aurait fallu que les esprits eussent à leur disposition une sorte de service d'admission et de classement, mais on ne peut guère s'étonner qu'ils n'aient pas songé à le créer avant que les circonstances en montrent le besoin.

On pourrait davantage s'étonner que le problème n'ait pas été posé plus nettement dans la suite par ceux qui ont, soit la responsabilité générale de l'Etat, soit plus spécialement la responsabilité des choses de l'éducation. Mais les premiers avaient bien d'autres préoccupations, et les seconds étaient en fait, soit trop engagés dans les traditions académiques et classiques, soit trop absorbés par leurs propres travaux scientifiques spécialisés, et par suite inaptes, les premiers par préjugés, les seconds faute d'expérience, à la tâche qui aurait dû s'imposer à eux.

Le Spectateur ne prétend certes pas définir cette tâche de façon complète, et, bien moins encore, la remplir. Mais sa tâche à lui coïncide très exactement avec un certain petit canton de cette grande tâche-là : celui qui concerne le maniement des notions intellectuelles jouant un rôle dans l'acquisition de l'expérience quotidienne. Même avec cette restriction, il ne prétend pas cultiver excellement la région ainsi délimitée ; mais il croit que d'autres auraient profit, pour eux-mêmes et pour la société, s'ils trouvaient que ce qu'il fait est mal fait, à le faire mieux, et surtout à étendre à l'immense plaine le mode de culture qu'il a appliquée dans son petit territoire.

Il prétend aussi que si, pour des raisons de nécessité, de division du travail, il doit se limiter à un travail de culture partielle, c'est là du moins une partie de la culture générale et nécessaire, non pas une culture spéciale et de luxe.

Cela ressort nettement de ce qui précède. Et une étude comme celle de M. P. Mathay, mieux encore parce qu'elle procède d'un lecteur que d'un rédacteur accoutumé, montre fort bien comment nos méthodes, si spéciales qu'elles paraissent à quelques-uns, viennent tout naturellement prendre place en un point approprié d'un débat comme celui de l'anti-alcoolisme, qui, certes, intéresse la société de la façon la plus générale qui se puisse concevoir.

Sp.


  1. Pour les lecteurs qui, ô honte! seraient dans le même cas que le ou les candidats en question, rappelons (?), d'après Larousse, que le nom de ce critique d'Homère « est resté synonyme de critique envieux et partial ».

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