La collaboration de l'idée et du fait dans la méthode expérimentale d'après M. Bergson
Article paru dans Le Spectateur, n° 53, janvier 1914.
Je tiens à vous signaler le discours de M. Bergson au centenaire de Cl. Bernard. Il contient des passages très significatifs qui concordent singulièrement avec mon dernier article du Spectateur et, à ce simple titre, mériteraient d'être relevés et reproduits dans le même Spectateur. Jugez-en, les voici :
« La pensée constante de Cl. Bernard dans son Introduction, a été de nous montrer comment le fait et l'idée collaborent à la méthode expérimentale. Le fait, plus ou moins clairement aperçu, suggère l'idée d'une explication ; cette idée, le savant demande à l'expérience de la confirmer ; mais tout le temps que son expérience dure, il doit se tenir prêt à abandonner son hypothèse ou à la remodeler sur les faits. La recherche scientifique est donc un dialogue entre l'esprit et la nature. La nature éveille notre curiosité ; nous lui posons des questions; ses réponses donnent le plus souvent à l'entretien une tournure imprévue, provoquent des questions nouvelles auxquelles elle réplique en suggérant de nouvelles idées et ainsi de suite indéfiniment... »
Il suit de là qu' « il n'y a pas de différence entre une observation bien prise et une généralisation bien fondée [fait et raisonnement]. Trop souvent nous nous représentons l'expérience comme destinée à nous apporter des faits bruts: l'intelligence s'emparant de ces faits, les rapprochant les uns des autres, s'élèverait ainsi à des lois de plus en plus hautes. Généraliser serait donc une fonction, observer en serait une autre. Rien de plus faux que cette conception du travail de synthèse ; rien de plus dangereux pour la science et pour la philosophie. Elle a conduit à croire qu'il y avait un intérêt scientifique à assembler des faits pour rien, pour le plaisir, à les noter paresseusement et même passivement, en attendant la venue d'un esprit capable de les dominer et de les soumettre à des lois. Comme si une observation scientifique n'était pas toujours la réponse à une question, précise ou confuse ! Comme si des observations notées passivement à la suite les unes des autres étaient autre chose que des réponses décousues à des questions posées au hasard ! Comme si le travail de généralisation consistait à venir, après coup, trouver un sens plausible à ce discours incohérent ! La vérité est que le discours doit avoir un sens tout de suite; ou bien alors il n'en aura jamais. Sa signification pourra changer à mesure qu'on approfondira davantage les faits, mais, il faut qu'il ait une signification d'abord.
Généraliser n'est pas utiliser, pour je ne sais quel travail de condensation, des faits déjà recueillis, déjà notés : la synthèse a un objet bien différent. C'est moins une opération spéciale qu'une certaine force dépensée, la capacité de pénétrer à l'intérieur d'un fait qu'on devine significatif et où l'on trouvera l'explication d'un nombre indéfini de faits. Bref, l'esprit de synthèse n'est qu'une plus haute puissance de l'esprit d'analyse.
Cette conception de la recherche scientifique... ne nous permet plus de distinguer deux catégories de chercheurs, dontles uns ne seraient que des manoeuvres, tandis que les autres auraient pour mission d'inventer.
L'invention devra être partout, jusque dans la plus humble recherche de fait, jusque dans l'expérience la plus simple. Là où il n'y a pas un effort personnel et même original, il n'y a même pas un commencement de science. Telle est la grande maxime pédagogique qui se dégage de l'oeuvre de Cl. Bernard ».
L. Dugas.