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couverture de la revue Le Spectateur

Justice et jurisprudence

Article paru dans Le Spectateur, n° 51, novembre 1913.


Beaucoup de personnes sont rebelles au sens de la controverse juridique. Récemment nous fúmes consulté sur un testament par un homme très instruit et qui, spécialement, avait la pratique des affaires. Le testament, très laconique, pouvait s'interprêter de trois manières différentes, aussi incertaines les unes que les autres, et dont dépendaient naturellement les effets à lui faire produire. Nous le fimes remarquer à notre client en lui exposant les raisons de notre doute.
Il ne put admettre cela: il fut très étonné d'apprendre que personne ne pourrait fixer amiablement le sens du testament, le sens légal et juste sur lequel il pourrait s'appuyer pour réclamer son droit, et que seul le tribunal déciderait sur le procès si les intéressés ne pouvaient s'entendre.
Le cas est ainsi fréquent de gens qui ne peuvent admettre la controverse juridique. Selon eux, une question peut bien être litigieuse, mais à un examen attentif, tous documents en mains, le bon droit doit apparaître.
Nous ne nous attarderons pas à cet illogisme si commun. Notre client s'arrêtait à sa conviction sans examiner des interorétations contraires et surtout la valeur juridique des arguments qui pouvaient soutenir les opinions en présence. Ce comportement se manifeste dans tous les domaines: l'esprit, dominé par des raisons qui lui sont sympathiques, n'examine pas profondément les raisons contraires: il les entend, mais ne les écoute pas.
Pourtant la controverse juridique n'est qu'un cas particulier de controverse. Il y a des controverses dans la politique, dans la médecine, dans l'éducation, en matière religieuse, pour ne parler que de celles qui sont familières au grand public. Sitôt qu'on ouvre une revue sérieuse, sitôt qu'on pénètre une science, on se trouve arrêté par des controverses. Et, à proprement parler, à chaque pas de notre route nous nous trouvons en présence d'incertitudes. Il est vrai que la plupart du temps nous arrivons à une opinion, la meilleure, croyons-nous, et nous agissons. Le cas en question était plus délicat : par crainte d'une responsabilité dangereuse et toujours possible, nous ne pûmes indiquer la solution probable du débat à notre client.
Deux éléments à notre avis contribuèrent à empêcher celui-ci d'admettre la controverse; l'idée de justice et la présence du texte. Un malade peut être soigné de manières différentes; un problème social est susceptible de recevoir plusieurs solutions; on admet plusieurs interprétations d'une action, ou même d'un discours : mais il n'y a qu'une justice, et un texte concret de testament ne peut signifier qu'une chose.
Il sagissait de rechercher l'intention du testateur, et c'est ici que nous nous séparions. La partie appréciait cette intention, non seulement par le texte du testament mais par la connaissance qu'elle avait du testateur et des circonstances de la confection de l'écrit. Pour le juris-consulte, le juste, c'est ce qui sera jugé, ce qui apparaît juste à des hommes étrangers aux parties, ce qui est écrit, tangible, ce qui se prouve. Et il en doit être ainsi, à moins de tomber dans l'arbitraire, qui sans doute redresserait parfois des injustices, mais conduirait plus souvent à l'incertitude et au désordre ennemis de toute société. En un mot, le juste, c'est le juridique.
Ainsi la confiance dans la justice peut conduire à des erreurs, et en fait les juges consacrent assez souvent l'injuste. En matière de testament, et particulièrement de testament olographe, il est très commun qu'une mauvaise rédaction fasse produire au testament des effets autres que ceux envisagés par le testateur. Cependant, il faut bien le dire, la confiance en la justice est nécessaire à l'ordre social, et elle en est la meilleure garantie.

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Le publie ignore souvent ce caractère social de la jurisprudence dans sa généralité. Le magistrat juge en même temps que les cas qui lui sont soumis ceux qui sont encore à naître : il est l'interprête de la loi, l'indicateur des formes à observer, des précautions à prendre. En pratique, une jurisprudence constante fait loi. De nos jours, avec l'expansion de la presse générale et spéciale, ce rôle de la jurisprudence se manifeste clairement. Hommes d'affaires, commerçants, fonctionnaires, touristes même sont informés des mouvements de la jurisprudence, chacun dans sa sphère, et agissent en conformité. Il a paru, il y a quelque temps, dans les grands journaux des allusions à la jurisprudence de la Cour d'assises de la Seine en matière de crime passionnel. Les juges ont dû modifier leur jurisprudence en considération de l'impunité dont se croyaient assurés les auteurs de ces crimes. On trouverait aussi dans la jurisprudence en matière civile des preuves nombreuses d'une évolution constante; mainte entorse à la loi telle qu'elle a été conçue par le législateur a été donnée en vue d'éviter des effets nuisibles. En revanche il arrive aussi que les magistrats résistent, jugent évidemment contre l'équité, mais selon la loi, et leurs jugements sont le point de départ d'une loi réformatrice. La partie sociale du jugement, la plus importante en somme puisqu'elle préjuge les cas a venir, ce sont les motifs (arguments juridiques), et non le dispositif (condamnation). Le public, mal informé sur le mécanisme de la justice, induit en erreur par la procédure criminelle dans laquelle la preuve n'est souvent qu'un ensemble de présomptions, où l'avocat joue un grand rôle, amplifié d'ailleurs dans l'opinion, ignore souvent qu'en matière civile la conviction des juges est basée sur une augmentation juridique, qui elle-même en principe s'appuie exclusivement sur des écrits. La considération d'équité est très secondaire : le juge n'a qu'à interpréter la loi telle qu'elle a été conçue par le législateur et à l'appliquer au cas qui lui est soumis.
Ce qui précède montre la difficulté de pénétrer l'esprit d'une science ou celui des principes qui doivent diriger le corps des citoyens chargés d'un service public déterminé. Pour beaucoup les formalités des affaires sont en grande partie superflues. Fidemment elles n'ajoutent rien au droit, mais ce qu'il faut se dire, c'est que le titre n'est pas surtout pour le client lui-même, mais pour les tiers, ceux avec qui il viendra à traiter, pour ses héritiers, pour lui aussi d'ailleurs contre l'intermédiaire ou réciproquement. Le titre est avant tout une preuve.

H. G.

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