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couverture de la revue Le Spectateur

Jeux d'enfants

Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.


Mon cher Spectateur,

Si quelques propos de plage peuvent être en cette saison admis au Carnet des lecteurs j'en profiterai pour vous envoyer quelques réflexions, faites d'ailleurs, je m'en excuse, au sujet des choses les plus banales au bord de la mer. Bien souvent je me suis arrêté à regarder les enfants qui jouaient sur le sable. Quelle activité, quelle spontanéité, surtout de 5 à 12 ans environ. Ils semblent plus affairés qu'amusés, aucun n'éprouve ni lassitude, ni ennui (comme cela leur arrive chez eux, quand ils disposent de tous leurs jouets bien construits), et sur la plage ils n'ont en somme que quelques outils, pelles, seaux, etc. Mais ils construisent eux-mêmes ils combinent, ils inventent mille choses auxquelles se prête le sable, ils sont ingénieurs (hydrauliciens!). J'ai même vu un aéroplane en sable. Pourquoi n'ai-je pu trouver trace du développement avec l'âge de cette initiative manuelle? Pourquoi, de 13 à 15 ans, voit-on les grands enfants s'enrégimenter peu à peu dans des directions très réglementées, comme les sports, à recettes trop définies comme la photographie? pourquoi ne les voit-on pas manier peu à peu des outils plus sérieux, forger, menuiser, agencer des dispositifs électriques simples, cultiver en somme leurs qualités natives de constructeurs au lieu de les laisser s'éteindre? L'éducation manque peut-être du compartiment qui éviterait par des délassements bien choisis, bien dirigés, l'étouffement de ce mouvement en avant si précieux. Si les succès de collège sont une mauvaise mesure de ce que donneront dans la vie les brillants élèves, cela pourrait bien tenir à la trop grande passivité d'esprit qu'exige l'enseignement. Les qualités d'initiative et de caractère effarent les fonctionnaires chargés de la surveillance, ils cherchent immédiatement à y mettre ordre au nom de la discipline, et du fameux « règlement » dont on nous rebattait les oreilles au lycée, sans avoir jamais pu nous le montrer. Ces messieurs n'apprécient que la dignité du travail de plume lent, assis, quasi machinal et sans responsabilité — travail de fonctionnaire. C'est que beaucoup d'entre eux datent de l'époque où il était admis qu'un fils fonctionnaire apportait à sa famille un lustre spécial analogue à un vague reflet de l'ancienne noblesse de robe : il travaillait pour l'Etat, peut-être même connaissait-il quelques-uns des secrets du Gouvernement, fût-il surnuméraire de l'enregistrement! Les fonctionnaires peuvent évidemment avoir le même mérite que les simples particuliers, mais par une évolution peut-être fatale ils ont des occasions plus rares d'exercer leur initiative, et ils sont trop en France. Pour avoir toujours plus nombreux ces hommes entreprenants, d'attaque, et persévérants, dont la race semble se réveiller, je crois qu'il faut réhabiliter, non plus la culture physique, la chose est faite, mais l'enseignement d'adresse manuelle, le seul apte à cultiver les qualités de constructeurs innées chez tous les enfants. Les leçons de choses qu'il donnera auront des répercussions inattendues sur la formation du caractère, le développement de l'intelligence et son aptitude à manier la logique réelle, pour laquelle vous plaidez souvent.

Frédéric Voss

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