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couverture de la revue Le Spectateur

Je suis peut-être un imbécile

Article paru dans Le Spectateur, n° 52, décembre 1913.


Le sens d'une expression n'est pas seulement dans les mots qu'elle renferme, mais dans le ton de la voix de celui qui l'énonce, dans les gestes, dans les jeux de physionomie qui l'accompagnent. C'est un fait très certain et sur lequel il n'y aurait pas lieu d'insister, mais il nous paraît amusant de le constater en prenant pour exemple la phrase : « Je suis peut-être un imbécile » qui a été étudiée par M. Jean Florence dans le précédent numéro. Nous prions d'ailleurs le lecteur désireux d'une analyse approfondie de cette formule de se reporter à l'article dont il s'agit. Nous présentons en outre cette référence comme une excuse par avance de la sécheresse que l'on pourra à bon droit nous reprocher. Nous distinguerons la formule exclamative ou inter- Nous distinguerons la formule exclamative ou interrogative : « Je suis peut-être un imbécile » - réplique isolée — de la même formule précédant l'énoncé d'une opinion : « Je suis peut-être un imbécile, mais je pense...»

1° La formule : «Je suis peut-être un imbécile? (ou!)

A. Ses principales significations. Première traduction. « Est-ce que par hasard vous me prendriez pour un imbécile ? »; elle doit se compléter par le sous-entendu « alors que je suis bien sûr de ne l'être pas. »
Deuxième traduction: " A vous entendre, on croirait que je suis... alors que vous savez bien que je ne suis pas...»
Troisième traduction : surtout sous forme exclamative elle est une protestation de qui croit qu'on veut le berner : « Vous voulez m'en imposer, m'en faire accroire, mais on ne me la fait pas. »
Quatrième traduction : « Alors, appelez-moi tout de suite imbécile » La riposte est ici l'indication qu'on se croit injurié et qu'on va se fächer. On voit que si la formule est une amorce pour la dispute, elle est au moins autant une tentative de conciliation, l'interpellé étant invité à répondre: « Oh non, pas du tout, je n'ai jamais pensé à cela ». Dans tous les cas elle est une affirmation de la confiance en soi : c'est là sa signification générale.

B. Si nous considérions plus spécialement cette riposte comme procédé de discussion, nous serions amené à ces deux remarques : Elle est une utilisation du sophisme qu'on trouve dans l'exemple classique du Grétois affirmant que les Crétois, étaient menteurs, et où menteur signifie celui qui ne dit jamais la vérité. Ici la formule dit bien : « Est-ce que je n'ai pas l'habitude de juger sainement? » pour amener à conclure: « donc dans le cas présent j'ai raison ». Elle est aussi un appel aux extrêmes. « Vous n'êtes pas d'accord avec moi sur tel point particulier; il peut à cela y avoir bien des raisons, j'en choisis une (ma sottise) qui devrait se présenter la dernière dans la liste énumérative des explications de notre désaccord. »

2º La formule: « Je suis peut-être un imbécile, mais je pense... " peut signifier: « Je suis peut-être un imbécile d'ordinaire, mais ici je tombe juste »; cette concession par le fait de sa généralité ne présente pas un intérêt comparable à cette autre interprétation que voici : « Je suis peut-être un imbécile en disant ce que je dis présentement »; ici encore on pourrait distinguer deux significations : ou bien « Vous allez me prendre pour un imbécile », ou bien « Je me rends compte qu'effectivement je suis ce qu'on appelle un imbécile ». Dans les deux cas je m'attends à être traité de sot, mais cela m'est égal, je ne fais pas dépendre mon avis de l'opinion que vous aurez de moi, j'accepte l'étiquette.
La concession est d'ailleurs purement dans la forme de la phrase, non dans mon intention, tout au plus j'accepte le sens injurieux général de la dénomination que j'envisage comme probable, mais non le sens dépréciateur; car qui donc consentirait à se dire un minus habens? Il serait du reste assez maladroit d'enlever tout crédit à ma parole, au moment même ou je parle. Non. Je me donne le beau rôle. Je me pose en martyr: que m'importe l'injure, la vérité avant tout! C'est une façon de montrer mon attachement à mon opinion et enlever l'espoir qu'on puisse me la faire quitter, c'est aussi et en même temps me permettre de donner plus de force à mon affirmation et amener mon interloculeur à mon sentiment par l'effet contagieux et la force d'intimidation de cette affirmation. C'est en outre lui tendre un piège: ceci ou cela, mon imbécillité ou la vérité de ce que j'avance, pas de milieu, vous avez à choisir. C'est le procédé de l'alternative (opposition arbitraire dans son principe, rendant d'autant plus malaisées la réplique et la recherche du tertium quid).
Ce peut être tout autre chose, un moyen de préciser la discussion par élimination. « Occupez-vous de ce que ¡'énonce, non de moi qui l'énonce, pas de question de personne. Il ne s'agit pas de ma plus ou moins grande pénétration; ne dévions pas. » La formule est alors un procédé de deblaiement. Enfin si l'on fait d'imbécile un synonyme de non-génial, d'ignorant... (et non pas de dépourvu d'intelligence) ce peut être la concession non-demandée, plus spécialement étudiée par M. Florence, et alors le sens de la formule est celui-ci : « Même si je suis ignorant, je puis dire. » C'est-à-dire : « Il n'y a pas besoin d'être un savant pour voir que... » Parfois, on veut dire plus : « C'est précisément parce que je ne suis pas un savant, et que je ne me place pas au point de vue du savant, que je puis dire... ». façon de proclamer : « J'ai pour moi le bon sens qui vaut mieux que tout votre savoir...» Ainsi mon acte de modestie n'a pas toujours pour but unique de bien disposer mon interlocuteur afin de lui faire mieux accepter ce que je vais dire, car il se peut que je sois fier de ce dont en apparence je m'humilie, que de mon défaut je fasse une qualité, d'une raison de me taire un argument en faveur de mon opinion.

Avons-nous énuméré toutes les nuances de sens de la formule que nous nous proposions d'examiner? Très certainement, non. D'ailleurs, est-il bien nécessaire de dresser la liste complète des significations possibles d'une formule donnée ? Telle qu'elle est notre étude ne nous paraît pourtant pas complètement inutile, elle ne comportait pas d'aperçus généraux sur la discussion, mais elle nous a permis non seulement de signaler une cause de confusion résultant de ce fait qu'une même expression peut avoir les significations les plus diverses — et, on l'a vu, les plus divergentes — mais encore à son propos de passer en revue et de préciser un certain nombre de procédés dialectiques dont l'usage est certes beaucoup plus répandu encore que l'emploi de la formule « Je ne suis pas un imbécile... »

M. P

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