
Je suis peut-être un imbécile
Article paru dans Le Spectateur, n° 51, novembre 1913.
Cette façon de parler est fréquente. Les variantes en sont nombreuses, et cela suffirait à établir l'importance du rôle qu'elle joue dans la conversation et de l'attitude qu'elle traduit et dessine. Dans les discussions politiques qui surgissent entre hommes appartenant au même parti à propos non pas d'un principe mais de quelque détail, sur une question d'application ou d'opportunité, il n'est pas rare d'entendre des phrases comme celles-ci: « Vous allez me traiter de réactionnaire » ou « ce que je vais dire va vous paraitre bien hardi ». De même, en matière d'art et de littérature, on s'accuse tantôt d'être pompier, classique, bourgeois, tantôt on s'excuse de manquer de goût, d'être barbare, incendiaire, futuriste.
Mais s'accuse-t-on, s'excuse-t-on vraiment? Que fait-on et quel avantage pense-t-on se procurer par ces concessions si pénibles pour notre amour-propre puisqu'elles se ramènent en somme à celle-ci: « Je suis peut-être un imbécile » ? Il y a là tout un écheveau de sentiments, de ruses et d'artifices qui sont le fait d'une haute civilisation et qu'il ne saurait être oiseux de chercher à démêler.
D'abord, n'oublions jamais que le civilisé ne parle pas seulement pour exprimer son opinion mais surtout pour provoquer une réplique. La conversation des gens du monde est un échange de bouts-rimés. Le soliste y serait odieux, chacun devant jouer sa part dans l'orchestre. Aussi l'imprévu est-il rare. Et quand je fais une concession qu'on ne me demande pas, ce que j'attends c'est la protestation qui ne saurait manquer de se produire : « Comment pouvez-vous dire cela? » Du même coup, une trève est intervenue entre mon adversaire et moi; à travers la poussière polémique qui les séparait, deux « gens comme il faut », deux personnes du même monde ont eu le temps de se reconnaître et d'échanger un signe d'intelligence : je vais pouvoir profiter du répit qui m'est accordé soit pour orienter la conversation vers un autre sujet, soit pour regagner le terrain perdu. La concession non demandée, comme nous proposons de l'appeler, a introduit dans un impersonnel débat d'idées un élément personnel et des considérations étrangères à la logique et dont l'effet calmant, pacificateur, apaisant, a été de desserrer un nœud ou l'on menaçait d'étouffer. Sous ses formes atténuées, alors qu'elle porte non plus sur les qualités et capacités intellectuelles mais sur les dispositions et préférences sentimentales de celui qui la fait, la concession non demandée provoque une réponse toute différente de la première et qui sera tantôt « Vous l'avez dit », tantôt « Je l'allais dire ». Qu'y gagnons-nous? Tout simplement, de déplaeer la question et de changer l'enjeu de la partie. La seule concession qu'on nous demande, c'est de reconnaître notre tort. Il ne s'agissait pas de savoir si nous sommes esthète ou philistin, réactionnaire ou « avancé ». Il s'agissait, au début de notre discussion, de savoir si, sur telle question particulière, - la peinture cubiste, le vers libre, le vote des femmes — nous avions tort ou raison. Nos arguments épuisés, nos positions enlevées, au lieu d'avouer notre défaite et que l'adversaire a gagné ce que nous voulions garder, nous prenons de nouvelles positions, nous lui proposons une nouvelle difficulté, nous ouvrons un nouveau débat que la politesse ne lui permet pas de refuser : car il y aurait de la rudesse à répondre : * Esthète ou bourgeois, réactionnaire ou *avancé*, c'est votre affaire et cela ne m'intéresse en aucune façon. »
En se plaçant à un point de vue plus élevé, on doit dire que, dans une discussion, il ne s'agit méme pas de savoir si nous avons tort ou raison mais si la vérité est de ce côté-ci ou de ce côté-là. Il se peut fort bien que mon contradicteur et moi soyons l'un et l'autre à côté de la vérité; il n'est pas même dit que nous en soyons à égale distance et que l'invisible déesse se tienne au milieu de nous. Ne soyons pas hypnotisés par la ligne droite; songeons plutôt à la rose des vents, à la boussole et figurons-nous que nous sommes non pas à gauche mais au nord-nord-est, au sud-sud-ouest de ce point mystérieux, la vérité. Débarrassons-nous encore de la hantise du plan unique; rétablissons les trois dimensions dans leurs droits; nous aurons toujours assez de peine à nous reconnaître dans ce monde qui est celui de la réalité et de la logique qui lui correspond, et il nous coûtera assez d'efforts pour en exclure et tenir éloignée l'intruse, la quatrième dimension qu'est ici la vanité personnelle avec tout ce qu'elle entraîne d'éléments de trouble, de causes d'erreurs et d'aveuglement. Quand on fait appel à ce faux argument de la concession non demandée dont les formes sont multiples, celle que nous étudions ici n'en étant qu'une parmi beaucoup d'autres, on est sincère parfois, on se sent offensé, on prête au contradicteur une intention blessante, un doute désobligeant pour nous, et il ne manque pas de gens qui par la chaleur excessive qu'ils mettent au service de leurs thèses, par les gestes involontaires dont s'accompagnent leurs paroles, nous donnent lieu en effet de « prendre la mouche », suivant l'expression vulgaire, d'éprouver quelque irritation et d'avoir recours, en toute innocence et sans nous rendre compte de ce qu'il implique, au pseudo-argument que l'on dénonce ici en le nommant et le décrivant. On vient de montrer ce qu'il implique, considéré du point de vue pratique de la sociabilité, si l'on peut dire, et il était juste d'ajouter que, s'il l'implique en effet, c'est le plus souvent à l'insu de ceux qui s'en servent. A-t-il un autre aspect encore, celui que l'on a signalé tout à l'heure; a-t-il un côté logique, une signification et une portée logiques que l'on puisse considérer? Pour en faire l'objet d'une considération sérieuse, il faudrait pouvoir l'isoler, et c'est là sans doute que sera la difficulté. La concession non demandée a un caractère social très prononcé et c'est un caractère qui se grave profondément sur tout ce qu'il affecte et qui ne s'efface pas aisément. Essayons cependant d'appliquer à l'argument qui nous occupe les règles du syllogisme; mettons-le, comme on dit, en forme. A (et A, c'est moi) est un imbécile; Or A dit « Que le vendredi pour aller aux champs, est un jour maudit. » Donc dire « que le vendredi ete., » c'est dire une sottise. Tel serait l'argument que la concession non demandée consisterait à prêter au contradicteur. L'argument est faible (je ne dis plus blessant); pour être un imbécile, on n'est pas condamné à ne dire que des sottises pendant toute une vie. Le contenu purement logique d'une proposition est indépendant des intentions et bien plus encore des facultés de celui qui l'énonce; toute proposition demande à être examinée en elle-même, abstraction faite des rapports qu'il peut y avoir entre elle et la personne qui l'énonce, la personne à qui elle est adressée, l'heure, le jour, le mois, l'année, le point de la planète où elle se produit. Prêter au contradicteur l'intention de réfuter notre thèse autrement que par un examen de cette thèse, serait done lui prêter une faute contre la logique, et le pseudo-argument de la concession non demandée rentrerait, comme une espèce sous un genre, dans la grande catégorie des illogismes ou sophismes supposés. « Je ne dis pas cela », s'écrie le monsieur à l'énoncé du sophisme ou de la bourde qu'on lui suppose. Et on lui répond: « Ce n'est peut-être pas ce que vous dites expressément; mais ce que vous dites revient à dire cela », et telle sera, si l'on veut, la formule générale qui convient a tout sophismesupposé, la forme simple, le schéma à quoi il se peut toujours ramener.
Je ne sais si l'analyse peut être poussée plus loin; certains lecteurs l'auront déja trouvée trop complai- sante. Elle ne prétend à d'autre excuse que la fréquence de cet pseudo-argument de la concession non demandée et l'importance de son aspect social, puisque l'aspect logique qu'on lui a reconnu ne lui appartient pas en propre et ne suffit pas à lui donner son individualité.
Jean Florence.