aller directement au contenu principal
couverture de la revue Le Spectateur

Inventions nouvelles et mauvais prophètes

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 15, juillet 1910.

VARIÉTÉS

Inventions nouvelles et mauvais prophètes

On pouvait lire dans le journal anglais The Star du 17 novembre 1906, — il n'y a pas encore quatre ans, — le passage suivant:
« Un journal du matin offre, sans qu'il lui en coûte beaucoup, dix mille livres sterling au premier aviateur qui volera de Londres à Manchester.
« Quant à nous, nous offrons, sans qu'il nous en coûte davantage, dix millions de livres sterling à la machine volante, de quelque modèle que ce soit, qui, partant de Londres, fera cinq milles et reviendra à son point de départ. »
Le montant de l' « offre », deux cent cinquante millions de francs, suffirait à lui seul à marquer le caractère ironique de la proposition. On sait d'ailleurs qu'il y a quelques mois un « journal du matin », celui probablement que le Star avait en vue, le Daily Mail, a dû payer, sans en témoigner de surprise, à notre compatriote Paulhan la somme promise comme prix du voyage aérien entre Londres et Manchester.
Ce que nous voulons noter ici, c'est qu'il y a quatre ans un grand journal considérait le problème de l'aviation comme voué à un échec tellement certain qu'il faisait de cet échec le postulat d'une plaisanterie qu'il jugeait certainement excellente. Et qu'on y prenne garde, le fait est bien plus caractéristique que celui de M. Thiers prophétisant l'impossibilité d'une application pratique des chemins de fer. On comprend en effet qu'avant d'engager son pays dans un remaniement et des dépenses considérables un homme d'Etat ne veuille se décider qu'à bon escient, et l'on peut supposer que M. Thiers a seulement eu le tort de présenter comme une certitude ce qui n'était qu'un doute. Rien de pareil ici : il s'agit d'une ironie, c'est-à-dire d'un luxe intellectuel, et le ressort de cette ironie est le dessein de marquer la supériorité intellectuelle du journal qui la publie vis-à-vis de son confrère, assez naïf pour avoir foi dans l'avenir d'une invention vouée à un insuccès certain. Le Star veut montrer qu'il ne grimpe pas à l'arbre à l'assaut duquel son confrère s'est livré avec frénésie.
Ce dont il convient de s'étonner en pareille circonstance, ce n'est pas que des gens intelligents se trompent matériellement : ils peuvent en un sens plus profond avoir raison, il est possible que les probabilités scientifiques les plus sérieuses soient en leur faveur et à l'encontre de l'invention en question. Il n'est pas dans la nature de l'homme de connaître l'avenir, et il serait aussi ridicule d'en être stupéfait que de l'être du nombre des sens ou de la durée limitée de la vie; ce qui est étrange au contraire, c'est la persistance qu'il met à croire qu'il le connaît avec une certitude presque absolue. Cette apparence de certitude est vraisemblablement causée par un phénomène d'accoutumance. Notre expérience du passé devrait légitimement se résumer pour nous en des enchaînements d'hypothèses et de résultats; mais celles de ces hypothèses qui sont dans la réalité et dans nos raisonnements implicites les plus importantes, étant les plus constantes, sont en raison même de cette constance celles dont la représentation dans notre conscience est le plus oblitérée par l'accoutumance, et dont par suite nous songeons le moins à changer le rôle dans nos raisonnements quand elles-mêmes changent dans la réalité. M. Thiers jugeait sans s'en douter les chemins de fer d'après les critériums établis pour les voitures, et le Star les aéroplanes d'après ceux auxquels sont soumis les automobiles, véhicules qui seraient en effet fort embarrassés de s'élever dans les airs.
Il importe d'ailleurs de mettre en garde contre une illusion, contraire en apparence, corrélative en réalité. De ce que les mauvais prophètes ont tort de se montrer aussi sûrs d'eux, il ne s'ensuit pas que le succès de l'invention soit certain. Le nombre des inventions accueillies avec méfiance au début et qui ont triomphé plus tard ne doit pas nous égarer : il est naturel que les autres, les inventions avortées, n'aient pas laissé de trace dans l'histoire. Mais si la seule attitude intellectuellement légitime est l'abstention, il est permis de témoigner plus de sympathie à ceux qui, par leurs encouragements ou mieux encore par leurs efforts personnels, choisissent l'hypothèse la plus hasardeuse peut-être, mais aussi la seule féconde tant en résultats matériels qu'en ressources d'énergie.

R. M.G.

Retour à la revue Le Spectateur