
Les illusions de la méthode objective
Article paru dans Le Spectateur, n° 52, décembre 1913.
$2. Illusions du second genre : erreurs concernant l'efficacité des procédés.
I. Nous ne prétendons pas énumérer ici toutes les illusions auxquelles la méthode objective peut donner naissance. Nous voudrions seulement indiquer dans quelles directions pourraient se faire des recherches plus approfondies sur ce sujet.
1° Une première erreur consiste à considérer seulement les conditions particulières objectives d'un problème, en négligeant les conditions générales subjectives par l'examen desquelles l'énoncé du problème serait modifié. Par exemple, on a discuté sur les dates réelles de composition des Contemplations de Victor Hugo, en s'appuyant sur ce fait que les dates portées au bas de chaque poème sur le manuscrit diffèrent de celles qui figurent dans les éditions imprimées. Mais on n'a pas songé à se demander quelle est la valeur exacte d'une date pour le poète qui la donne, problème qui ne peut se résoudre sans faire appel à la psychologie du poète, et la connaissance des conditions générales de l'inspiration et de la composition poétiques. Or une telle étude changerait peut-être du tout au tout l'état de la question. 2° Une seconde erreur est relative à ce qu'on pourrait appeler le petit fait qui ne se laisse pas deviner.
Un écrivain de mes amis cite dans un de ses articles un cours sur La Famille fait à la Sorbonne en 1905. Or si l'on se reporte aux programmes des cours de la Sorbonne, on constate qu'un tel cours n'y est point indiqué pour l'année 1905, mais qu'en revanche il figure sur les programmes de 1907. D'autre part on y voit aussi que le professeur qui fit ce cours n'était chargé en 1905 que d'un cours de pédagogie, et non d'un cours de sociologie. Il semblerait done légitime, en jugeant objectivement, de conclure à une erreur de date de la part de l'écrivain. En fait, il n'en est rien, le cours de 1907 étant la répétition d'un cours réellement fait en 1905 à la place de conférences pédagogiques, le professeur ayant jugé que le cours sur La Famille avait « une importance pédagogique » qui justifiait la substitution. Ainsi le document objectif, en l'espèce le programme des cours, pourrait ici induire en erreur, et d'autant plus aisément, qu'il se présente avec toutes les apparences d'un document irrécusable.
Il est vrai que l'erreur serait ici relativement facile à relever. Mais je ne cite ce fait que comme un exemple destiné à montrer que les conclusions fondées sur les faits en apparence les mieux établis ne paraissent solides que par suite de notre ignorance. Elle nous sem- blent inébranlables, parce que certains faits, qui ne se laissent pas deviner, ne sont point parvenus à notre connaissance.
Or si en matière de sciences, il n'ya pas lieu, le plus souvent, de se préoccuper du petit fait qui ne se laisse pas deviner, puisque, dans le monde physique, les mêmes faits se reproduisent identiques dans les mèmes conditions, dans le monde moral au contraire, et notam- ment en matière d'histoire, il en va différemment, puisqu'il s'agit de faits qui ne se reproduisent jamais deux fois et de conditions qui ne se répètent jamais identiques. On peut donc imaginer par là quelles surprises nous aurions si tous les détails d'un fait historique quenous ne pouvons, en raison de leur caractère unique, deviner, venaient à nous être révélés tout d'un coup. Le fait qui se laisse deviner, et peut faire l'objet d'une hypothèse, c'est le fait commun, banal; mais ce qui est unique et original ne peut être imaginé que par hasard : et encore demeurerait-il alors dépourvu de toute préuve, sinon même de vraisemblance.
II. Maintenant, les deux illusions dont nous venons de parler, — celle qui consiste à négliger les conditions subjectives et générales des faits mêmes qu'on étudie pour ne considérer que l'aspect matériel et objectif de ces faits, et celle qui résulte de l'oubli ou de l'ignorance de détails qu'on ne saurait imaginer en raison de leur caractère unique, — ont leur origine commune dans une attitude de l'esprit, dans l'importance qu'on attribue au fait constaté, au document objectif, qui tombe sous les sens, et par là s'impose. Or une telle attitude ne se manifeste pas seulement chez ceux qui prétendent procéder avec méthode dans leurs investigations. Les conversations et les discussions que nous entendons chaque jour nous en donnent constamment des preuves. La formule courante: « Il n'y a pas à discuter, c'est un fait » est employée souvent à tort, étant donné que la solution de la question en litige peut dépendre de l'interprétation du fait beaucoup plus que de la matérialité du fait lui-même. Je me rappelle une personne (Pierre) qui en incriminant un jour une autre (Paul), tenait le langage suivant: « La meilleure preuve que l'attitude de Paul est louche, c'est qu'il n'a pas daté sa lettre. » - « Mais, fit-on observer, l'absence de date n'a absolument aucune importance dans le cas présent.» — «Je ne vous dis pas le contraire, répondit Pierre, mais je constate un fait : la lettre n'est pas datée. » Et je crus constater que sa déclaration - pour inintelligente qu'elle füt, fit impression. Concluons que l'objectivité du fait, comme telle, est un facteur affectif qui peut avoir son importance dans la discussion, et que l'esprit le plus positif, en ce sens, n'est pas nécessairement le plus rationnel.
André Joussain.