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couverture de la revue Le Spectateur

Illusions de facilité

Article paru dans Le Spectateur, n° 53, janvier 1914.


Les illusions que nous allons mentionner ont bien des analogies avec la prévision du passé dont il a été déjà parlé ici, en particulier par R. Martin-Guelliot dans une étude sur les « paradoxes de la notion de danger » où il donnait cette expression de « prévision du passé » comme venant de M. Georges Clemenceau [Spect. IV, n° 35).

Illusion de la facilité qu'il y avait à faire ce qui est fait

Un exemple : Celui qui doit résumer en une note concise un dossier composé de pièces nombreuses, plus il aura mis de soins à faire sa besogne, et plus à celui qui ne sait pas, son travail paraîtra de peu d'importance, plus en tout cas il paraîtra facile de l'avoir ainsi fait. Ce qui est fait, étant bien fait, il semble qu'on ne pouvait le faire autrement. S'il y avait des oublis, des répétitions ou des erreurs, on les verrait et on verrait qu'il n'était pas si aisé de les éviter. La perfection donne l'impression de facilité. Celui qui a lu le résumé ne voit plus en parcourant les pièces primitives du dossier que ce qu'expose le résumé. L'essentiel seul apparaît, souligné qu'il a été par le rédacteur de la note finale, et on ne voit pas comment il aurait pu ne pas sauter aux yeux — et lui seul.
C'est à craindre, on ne verra que travail machinal de copiste là où il y a eu effort de pénétration, choix judicieux des choses à dire, des rapprochements à faire, travail d'adaptation.

Illusion de l'inutilité qu'il y avait à dire ce qui est dit

A côté de la facilité à faire, la facilité à dire.
On s'exclame : « Mais c'est évident, ce que vous dites là ». Et sans doute on reconnaît par là la vérité de la proposition émise, mais surtout on entend faire comprendre que cette proposition est tellement vraie que ce n'était pas la peine de l'émettre : « Ce que vous dites, mais nous le savions déjà, nous l'aurions dit aussi bien, que vous ».
Nous ne reviendrons pas sur les raisons qu'il y a de dire — tout de même — des choses évidentes [Spect. IV, n° 34). Nous constaterons seulement que la plupart du temps l'énoncé d'une proposition évidente ne paraît inutile que parce qu'il a été fait, comme si, de ce qu'il n'y a plus à le dire, il suivait qu'il n'y avait pas à le dire. On est frappé de l'évidence et choqué de l'énoncé. C'est qu'une fois dite, la proposition semble n'avoir pas pu ne pas l'être, alors qu'au contraire il fallait qu'elle fût exprimée pour être remarquée, et qu'on a dû, non seulement bien observer pour la découvrir, mais aussi bien prendre garde aux ambiguïtés pour l'exprimer nette et indiscutable... évidente.
« Vous ne pouvez pas vous tromper, c'est tout droit », me répond le paysan à qui je demande mon chemin ; je n'ai pas fait 500 mètres que je me trouve en face de deux voies qui me paraissent pouvoir l'une comme l'autre me mener à mon but. Le paysan, lui, savait, et il savait tellement bien qu'il ne peut s'imaginer qu'on ne distingue pas le sentier muletier qui mène de l'autre côté de la montagne, du simple passage qui aboutit à une cabane de bergers.
Il a raison : c'est tout droit, et il n'y a qu'un sentier muletier; la difficulté pour moi, c'est de savoir si « tout droit » c'est ici ou là, et quel est le sentier dit muletier. Que le paysan n'ait pas songé à cette difficulté, ce n'est peut-être pas si surprenant. Je ne tiens pas pour un carrefour chaque point où un sentier rencontre la route que je parcours ; on comprend que le paysan agisse de même pour le chemin qu'il connaît si bien. Pour lui il n'y a pas carrefour ; comment y aurait-il possibilité de s'égarer : « Vous n'avez pas à vous tromper ».

M. P.

Après avoir fait imprimer cette note, nous trouvons, dans le discours prononcé par M. Bergson à la cérémonie du centenaire de Claude Bernard, une phrase qui exprime bien l'illusion dont nous parlons, en particulier sous ses deux premières formes. Par une heureuse coïncidence, cette phrase se trouve à la place marquée par des points à la fin du premier alinéa de la citation que fait notre collaborateur M. Dugas, de ce même discours : on la replacera donc aisément dans son contexte (Voir ci-dessous, p. 23).

« Quand Claude Bernard, dit M. Bergson, décrit cette méthode [expérimentale], quand il en donne des exemples, quand il rappelle les applications qu'il en a faites, tout ce qu'il expose nous paraît si simple et si naturel qu'à peine était-il besoin, semble-t-il, de nous le dire : nous croyons l'avoir toujours su. C'est ainsi que le portrait peint par un grand maître, peut nous donner l'illusion d'avoir connu l'original. »

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