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couverture de la revue Le Spectateur

Il est fou puisqu'il a volé

Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 55, mars 1914.

DOCUMENTS DE PRATIQUE ET D'OBSERVATION

Dans une de ses chroniques du Journal, M. Gustave Téry fait de spirituelles réflexions à propos des singulières réponses d'un prévenu :

« ... — Quelle jolie scène de comédie que cet interro- gatoire, textuellement rapporté par le Journal!

LE PRÉVENU. — Je n'ai pas eu de complice... Je prends toute la responsabilité des faux bordereaux.
LE JUGE, avec une certaine admiration. — C'est une belle escroquerie que vous avez commise là !.
LE PRÉVENU, très digne. — Je ne suis pas un escroc.
LE JUGE. —Comment qualifiez-vous alors la conduite que vous avez tenue ?
LE PRÉVENU, sèchement. — C'est de la folie.

Le plus curieux, c'est que le prévenu n'attend même pas la conclusion des experts. Il proclame dès l'abord : « Je suis fou », et il n'admet pas qu'on le conteste : c'est un point acquis, hors de discussion. Escroc ? allons donc ! Fou, vous dis-je. Ce n'est pas un euphémisme, mais bien le terme propre.

Et nous surprenons encore, dans ce bout de dialogue savoureux, les progrès du sophisme qui empoisonne présentement notre pauvre justice. Il tient dans ce jeu de mots : « Voler est contraire à la règle, autrement dit anormal. Or, j'ai volé. Donc, je ne suis pas dans mon état normal. »

De la formule : « Il a volé, parce qu'il est fou », nous glissons insensiblement à celle-ci : « Il est fou, puisqu'il a volé. »

La glissade peut nous mener loin... »

Le Journal, 18 novembre 1913 (Les jours se suivent...)

M. Gustave Téry emploie fort à propos, pour faire ressortir l'absurdité et le danger d'idées qui, à des degrés divers et sous des formes variées, ont aujourd'hui grand crédit, un procédé qui doit être familier aux lecteurs du Spectateur. Ce procédé consiste à mettre en forme le raisonnement auquel équivaut une pensée exprimée de façon plus ou moins confuse.

Il convient de prévenir un malentendu. Ni M. G. Téry, ni nous-mêmes dans des cas analogues, nous ne prétendons nullement que l'individu étudié aperçoive, si grossièrement que ce soit, l'enchaînement d'idées énoncé par le raisonnement en trois points qu'on feint de lui attribuer. Ce qui est vrai, c'est que le raisonnement exprimé et le « glissement » d'idées qui se passe dans son esprit sont dus tous les deux à la confusion de deux idées voisines. Ces deux idées voisines sont ici : 1° celle d'anormal appliquée à un acte qui sort de l'ordinaire ; 2° celle d'anormal appliquée à un individu dont l'anomalie consiste à ne pas être responsable. Ces idées sont voisines en ce sens qu'elles possèdent en commun un caractère identique: la différence d'avec l'ordinaire ; mais il ne devrait pas du tout suivre de là qu'on soit en droit de conclure de la présence de l'une à la présence de l'autre avec tous ses caractères. Pour prendre un exemple matériel, de ce que Marseille rentre dans la définition de ville de province = toute ville autre que la capitale ; il ne s'ensuit pas du tout qu'on puisse lui appliquer les caractères communément inclus dans l'expression ville de province = ville morne, sans mouvement.

L'apparence logique du syllogisme est due à la désignation parle même mot de deux idées différentes, cette désignation étant possible parce que les deux idées ont quelque chose de commun. C'est de même ce quelque chose de commun qui permet à l'esprit des sophistes visés par M. G. Téry de passer plus facilement de l'une à l'autre.

Plus facilement, qu'on veuille bien noter cette expression : nous ne prétendons pas en effet non plus que l'erreur proprement logique soit la cause unique ni principale de l'erreur sociale. Bien évidemment, il y a un concours de causes multiples, d'ordre moral, sentimental, social, etc. Mais le fait logique constaté augmente les chances que l'idée se présente à l'esprit de celui à qui elle peut être utile. Il la rend ensuite plus vraisemblable, d'apparence moins absurde, et en facilite par suite l'acceptation plus ou moins entière par les esprits plus ou moins prévenus pour ou contre, et moins ou plus attentifs ou critiques.

Il en est de même de ce que M. G. Téry appelle la glissade. Le passage par renversement du parce que au puisque, bien que dénué lui-même de valeur logique, est apparenté de très près, surtout en apparence, à des raisonnements excellents (dans le cas de la condition à la fois nécessaire et suffisante). Il lui est donc facile, comme à un intrus servi par sa ressemblance avec un ami de la maison, de se faufiler là où un raisonnement moins absurde, mais n'ayant pas cet avantagé, exciterait une opposition immédiate.

Mais, entendons-nous bien, ces raisonnements de contrebande ne peuvent utiliser leur avantageuse ressemblance que s'ils ne l'affichent pas trop. Car dès que l'attention est attirée, dès qu'il s'agit de préciser la dite ressemblance, les différences apparaissent, absolument comme le sosie cesse en général de prêter à confusion s'il est mis en présence de l'original. C'est à quoi servent les mises en forme, comme celle que nous avons citée de M. Gustave Téry.

P. S. Quant à la confusion de l'anormal au sens strict et de l'anormal au sens d'insensé, on lira peut-être avec intérêt cette anecdote que rapporte un moraliste américain.

« Dans une ville des Etats-Unis, par une belle matinée de juin, il y a quelques années, un homme dans les affaires se rendit dans les quartiers du centre sans chapeau. Avant d'avoir atteint son bureau, il fut saisi par la police et emmené à l'asile de fous, situé dans les fauboutgs, d'où on supposait qu'il s'était échappé. »

(F. C. Sharp. A Study ofthe Influence of Custom on the Moral Judgment. Madison, 1908.)

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