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couverture de la revue Le Spectateur

Fr. Paulhan, Logique de la contradiction

Article paru dans Le Spectateur, n° 31, janvier 1912.

Fr. PAULHAN: La Logique de la contradiction. - Paris, Alcan (Bibliothèque de Philosophie contemporaine), 1911, 2 fr. 50.

Nous sommes bien en retard avec ce livre, qui a paru il y a environ un an. Les précédents ouvrages de cet auteur étant de ceux qui ont exercé une influence particulière sur la plupart des fondateurs de cette revue, nous tenions à connaître l'accueil que feraient les critiques à celui-ci, qui traite une question essentielle de la logique appliquée. Cette sorte d'enquête n'a pas été aussi instructive que nous l'aurions désiré : non pas que la plupart aient manqué de signaler, à côté des qualités d'observation et d'analyse, l'originalité du point de vue; mais il semblc que, sauf quelques exceptions, ils aient plutôt médité sur le titre que cherché à pénétrer la pensée de l'auteur. Critiques littéraires ou journalistes, ils ont été hypnotisés par l'étrangeté d'un accouplement entre la logique et ce qui, à première vue, est l'essence de l'illogique; philosophes, ils ont pensé que la part d'observations contenue dans le livre lui donnait un caractère exclusivement psychologique et non logique. Ni les uns ni les autres ne semblent avoir compris que présenter la logique d'une chose peut vouloir dire qu'on pose à son sujet des problèmes logiques, c'est-à-dire ordonnés vers la distinction entre le vrai et le faux, que cette appellation est spécialement légitime lorsqu'il s'agit de quelque chose d'essentiellement logique et de très général comme la contradiction, et qu'enfin parler de logique de la contradiction n'annonce pas davantage une logique fondée sur la contradiction qu'un titre comme celui du livre anglais Ethics of Gambling n'annonce une morale fondée sur les jeux de hasard. Le principe de contradiction est un principe dont l'office, coïncidant avec son contenu, est de donner un critérium de l'erreur. M. Fr. Paulhan ne met nullement en doute la vis probandi de ce principe : il ne met pas en doute que la contradiction absolue, telle que la conçoivent les logiciens, est une preuve de la fausseté d'une des propositions en présence. Mais il se demande à quoi on peut reconnaître cette contradiction absolue, si jamais elle se présente. Voltaire remarquait qu'il n'y a pas d'enseigne à l'auberge de l'évidence recommandée par Descartes : M. Fr. Paulhan pense que rien n'indique non plus le repaire de voleurs de la contradiction. Lui-même ne s'en étonne pas, parce qu'il considère que cette contradiction absolue ne saurait jamais se rencontrer dans le fonctionnement réel de la pensée, mais seulement dans des propositions bâties de toutes pièces pour en constituer des exemples. « En fait, dit-il, il semble bien que la contradiction logique absolue ne se produit jamais. » Il en donne, entre autres, cette preuve, que les sciences les plus rigoureuses ont été amenées à adopter simultanément des idées dont personne n'aurait hésité à affirmer la contradiction, et qui dans la suite ont pu être conciliées. On voit l'étrange situation faite par là à un principe qui devrait dominer toute la logique... dont on ne saurait garantir l'application à son office propre lui-même que lorsqu'on a usé d'autres moyens : c'est comme un diagnostic dont le médecin ne serait pas certain jusqu'à ce qu'il ait pu pratiquer l'autopsie du cadavre. Si le recours au principe de contradiction n'est pas souverain, il n'est rien: «... le fait seul d'admettre la contradiction lui fait perdre tout caractère absolu. Les idées n'apparaissent plus que comme des forces capables de s'associer ou de combattre, et qu'il faut harmoniser autant qu'on le peut, dont il faut tirer le meilleur parti possible en tâchant d'utiliser, vers une même fin, la constitution de la science, celles mêmes qui y paraissent le moins préparées. Et précisément la contradiction n'est pas autre chose que ce caractère des idées qui les rend très peu aptes à collaborer. Celles que nous appelons contraires ou contradictoires, ce sont celles qui peuvent le plus difficilement, à notre connaissance, s'unir pour une fin commune, travailler à une même œuvre intellectuelle. Il ne faut pas dire qu'elles sont incompatibles parce qu'elles sont contradictoires, mais plutôt qu'elles nous paraissent contradictoires parce que nous les jugeons incapables de s'unir. Cependant, elles n'y sont pas absolument inhabi- les et le caractère de la contradiction n'est que relatif. Des idées contradictoires ont pu s'unir pour aider à fonder la physique [allusion à un passage caractéristique du chimiste Friedel, relatif aux objections dirigées contre la théorie atomique et qu'on devra lire à la page 90 du livre de M. Fr. Paulhan],.. » La contradiction absolue, qui permettrait l'application infaillible du principe, est, soit inexistante, soit impossible à reconnaître. Les contradictions relatives, qu'on pourrait confondre avec elle, se présentent partout, même au sein des vérités les plus solidement admises. Quelle conclusion logique tirer de ces faits ? L'harmonie complète, pour employer une image de fauteur, étant impossible, ou plutôt toute harmonie etant essentiellement un mélange de l'identité et de la contradiction, le problème sera de faire que cette harmonie présente le moins de dissonnances et les moins fortes. A une logique du oui ou du non, de l'entweder et de l'oder, on doit donc substituer ou plutôt adjoindre une logique de plus et de moins, dont la notion de maximum ou d'optimum, si caractéristique de la physique et de la biologie modernes, sera l'idée directrice. C'est ce que M. Fr. Paulhan appelle la logique du plus grand profit intellectuel. Ne prétendant pas posséder un talisman infaillible pour découvrir l'or pur de la vérité, elle recourrait à toutes les connaissances humaines et à toutes les formes d'observation; quant aux contradictions qu'elle rencontrerait en masse, elle ne les repousserait pas, mais ne les admettrait que provisoirement, dans le dessein de les résoudre ou de les rejeter définitivement après plus ample information. On nous permettra de remercier ici M. Fr. Paulhan d'avoir signalé le Spectateur comme recueil d'études rentrant « à bien des égards dans le cadre de la logique utilitaire et réaliste », dont il trace ainsi le programme: logique utilitaire dans le sens du profit intellectuel, cela va sans dire, et non pas toujours, quoique normalement sans doute, dans le sens du plus grand bien total possible. Nous voudrions enfin parler de toutes les fines observations psychologiques dont est rempli ce livre. « Trop de gens, dit par exemple l'auteur, ont l'air de ne jamais connaître les états intermédiaires entre la négation complète d'une idée ou son affirmation sans réserve. » C'est surtout son chapitre sur « l'usage de la contradiction » qui serait fécond à cet égard : il y montre comment des contradictions peuvent devenir admissibles et utilisables, qu'on serait tenté de bannir dès l'abord (1), celles par exemple qui se présentent parmi les idées en voie de transformation occupant l'esprit à son premier contact avec des problèmes nouveaux, ou celles qui proviennent des différences d'allure dans l'évolution historique des mots et des idées. Ce qui nous semble recommander tout particulièrement ce livre aux lecteurs du Spectateur, c'est que l'auteur y fait vraiment de la logique appliquée, logique par sa préoccupation constante d'ordonner la direction de l'esprit vers une fin proprement intellectuelle, appliquée parce qu'une règle logique ne lui semble avoir de valeur que si les conditions du recours à cette règle à l'occasion de ces concrets sont aussi étudiées que la vérité de l'affirmation qu'elle exprime.

R. M. G.


(1) On their face value, d'après leur valeur nominale, sur leur mine, dirait William James.

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