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couverture de la revue Le Spectateur

Folklore médical et charlatanisme

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 6, octobre 1909.

Dans l'intéressante notice qu'il consacrait dernièrement ici même à l'étude des légendes populaires, M. Frédéric Voss attribuait l'intérêt particulier qu'elles présentent pour la psychologie de l'intelligence à ce qu'elles « constituent encore dans bien des régions le seul élément de vie intellectuelle qui ne soit pas dirigé par des préoccupations matérielles immédiates » (1). Sans doute on peut admettre que là où l'esprit populaire n'a en vue que sa propre satisfaction, ses productions doivent manifester plus nettement son idéal. Mais si l'on est d'avis que le rôle fondamental de l'intelligence, non pas peut-être celui qui fait sa dignité actuelle, mais celui qui rend compte le plus exactement de sa constitution est le gouvernement de notre action sur le monde extérieur, on sera en droit de chercher des enseignements non moins précieux là où la vie intellectuelle est précisément dirigée par des préoccupations matérielles et où son premier devoir devrait être l'adaptation à la réalité; si d'ailleurs on découvre dans ce domaine des tendances intellectuelles dont l'exercice va parfois jusqu'à contrarier le but même qui est visé, on devra conclure, avec plus de force encore qu'on ne le faisait dans le cas du travail désintéressé de l'esprit, à la ténacité de ces tendances.
Et précisément en ce qui concerne les croyances relatives aux préoccupations qui se rattachent à l'instinct vital le plus prononcé, l'instinct de conservation, la lecture des conférences prononcées, à Berlin par M. le Dr D. Von Hansemann et publiées par lui sous le titre : La superstition en médecine et son danger pourla santé et pour la vie (2) nous a conduit pour le « folklore médical» à des conclusions très voisines de celles que suggérait à M. Voss le folklore littéraire, historique, scientifique des légendes.
Nous nous proposons d'exposer ces conclusions aussi brièvement que possible en les appuyant sur des exemples et nous examinerons ensuite quelques problèmes de psychologie de l'intelligence posés par la seule forme de superstition médicale qui ait encore aujourd'hui quelque importance parmi nous, à savoir la foi aux charlatans, que le Dr von Hansemann étudie dans son dernier chapitre.

I. Folklore médical. — Si rien n'était plus différent d'une science constituée qu'un recueil de croyances prises çà et là, et à s'en tenir à la seule nature des questions posées, on pourrait dire que le folklore médical comprend, comme la science médicale, une physiologie, une pathologie, une thérapeutique. C'est une partie de la physiologie populaire qu'expose le Dr von Hansemann en traitant des croyances relatives à la naissance et à l'hérédité; ce sont deux chapitres de pathologie populaire qu'il écrit en analysant celles qui concernent l'origine et le développement des maladies secrètes et des maladies mentales et c'est enfin la thérapeutique populaire dont il marque les traits saillants en étudiant « la superstition dans l'art de guérir ».
« C'est une croyance très répandue, écrit notre auteur, qu'on ne doit pas regarder une taupe, animal dont la vue est très faible, sous peine de devenir aveugle. » Rien de plus ridicule, assurément, mais qu'on ne s'y trompe pas, c'est là un énoncé dont la « forme » est rigoureusement celle d'un énoncé scientinique puisque c'est l'expression d'un déterminisme; de plus le déterminisme ainsi formulé ne se présente pas sans titres nı comme un simple fait d'expérience, il se légitime par une raison qu'il croit tirée de la nature des choses : la cécité de l'homme naîtra de la quasi-cécité de l'animal.
Tout d'abord c'est un déterminisme. Pas plus que le savant le populaire n'admet l'existence du hasard; tout commele savant il croit fermement au principe de causalité. Toute chose, bonne ou mauvaise, doit avoir sa cause, dabord parce qu'il importe de connaître ce qu'il faut faire pour la produire si elle est bonne, ce qu'il faut éviter pour l'écarter si elle est mauvaise, peut-être aussi parce qu'indépendamment de toute préoccupation intéressée et quelle que soit l'origine de ce besoin l'esprit veut savoir à quoi attribuer tout ce dont il est témoin. Or dans une matière aussi complexe que la physiologie et la pathologie, où d'ailleurs les mêmes phénomènes ne se reproduisent parfois qu'à de longs intervalles, ce n'est pas la simple expérience quotidienne et le gros bon sens qui peuvent déterminer les causes, il y faut tout l'appareil scientifique et nul n'ignore que même alors on est bien loin de tout comprendre. Mais si le savant sait, quand il y a lieu, reconnaître son ignorance, c'est là un aveu dont le populaire est incapable, non certes par amour-propre, mais parce que, à l'état naturel, tout besoin intellectuel crée ce qu'il faut pour le satisfaire. Mais ce qui semblera peut-être plus singulier, c'est que malgré cela on ne peut dire que l'esprit populaire admette n'importe quelle correspondance à tenir lieu du déterminisme dont il a besoin. Tout se passe au contraire comme si certaines lois lui imposaient de n'accepter que celles qui présentent des caractères donnés. Il établit alors des relations, dépourvues, il est vrai, de support expérimental, mais qui satisfont son besoin de détermination; car, répétons-le, il nignore pas que pour réussir il faut des déterminations précises, tout en se méprenant d'ailleurs absolument sur la façon de les découvrir.
Cela est si vrai que la superstition apporte sur certains points une précision dont la science n'a pas de peine à démontrer l'inutilité absolue, et cela tout justement sur ceux qui ont le plus d'importance pour les occupations quotidiennes du primitif qui sont la chasse et l'agriculture : par exemple le temps. La météorologie populaire établissant, comme on sait, des rapports étroits entre ce dernier et les phases de la lune, celles-ci, promues par là à la dignité de régulatrices de la nature, devront aussi jouer un rôle dans le folklore thérapeutique. Lequel? Ce n'est assurément pas l'expérience sainement interprétée qui peut l'apprendre, puisqu'en réalité il est nul. On aura done recours à ces prétendues déterminations qui semblent à juste titre ridicules à des esprits tant soit peu scientifiques, mais dont on comprend fort bien que la symétrie extérieure fasse de l'effet sur des esprits peu cultivés. « C'est ainsi, dit le Dr von Hansemann, qu'on employait pendant le déclin de la lune les remèdes destinés à amoindrir quelque chose : les cures contre les verrues et les marques de naissance devraient être ellectuées pendant cette période. Quelque chose au contraire doit-il croître, les cheveux par exemple, il faut les tailler pendant la croissance de la lune. Il est remarquable et presque incroyable qu'il y ait encore aujourd'hui des femmes appartenant aux classes instruites qui taillent les cheveux de leurs filles pendant la croissance de la lune afin de leur procurer une chevelure abondante.»
D'ailleurs, quelque bizarres que soient ces prescriptions, elles présentent un avantage pour leur application: leur netteté. Il est difficile d'évaluer avec la précision que requièrent parfois les méthodes scientitiques une température, peut-être un état électrique. Quoi de plus simple au contraire, de plus commode que de se demander si on est au premier ou au dernier quartier de la lune? Observez également la précision d'une ordonnance se rattachant à la fameuse médication par les vêtements usagés et imprégnés de sueur: la femme dont l'enfant a une tache de naissance doit dérober une chemise portée par un homme s'il s'agit d'une petite fille, par une femme si c'est un garçon, la déposer pendant une nuit où il se produit de la rosée sur un buisson de groseilles à maquereau et frotter en forme de croix la tache avec la chemise.
L'incapacité de l'esprit populaire vis-a-vis de la précision quantitative, si difficile en général à atteindre, et la séduction qu'exerce au contraire sur lui la détermination qualitative, plus aisée en apparence, ne se manitestent pas seulement à l'égard des conditions extérieures du traitement. Elles mettent encore l'esprit populaire en contradiction avec la science médicale au sujet du remède lui-même. On sait l'importance qu'ont en toute science, pour ne pas dire en tout exercice intellectuel, en particulier en médecine surtout depuis l'essor qu'a pris la chimie au siècle dernier, les considérations de dosage, de proportions : cette idée de dosage est absolument étrangère à l'esprit populaire. Les qualités thérapeutiques des corps ne viennent pas, pour lui, de leur composition chimique: elles appartiennent aux choses telles qu'on les trouve, formant dans la nature des touts individuels.
Comment déterminer les propriétés des choses? Il n'en est pas ici comme précédemment : l'expérience pourrait bien, théoriquement du moins, les déterminer, car elles existent. Mais à supposer même que les cas fournis par le hasard fussent assez fréquents pour permettre une généralisation légitime, l'esprit d'analyse est loin d'être assez exercé pour aboutir à des conclusions valables. C'est alors que, partant de ce principe faux, mais, il faut le reconnaître, infiniment séduisant, plein de convenance, comme disaient les anciens philosophes, qu'il doit y avoir dans la cause quelque chose donnant la prescience de l'effet, opérant ensuite des déductions plus ou moins bien enchaînées, on est arrivé à établir les correspondances amusantes ressortissant à la célèbre théorie des signatures.
Quoi de plus vraisemblable que les produits extraits du corps des animaux procurent à ceux qui les absorbent les propriétés caractéristiques de ces animaux ? Les mêmes causes ne produisent-elles pas les mêmes effets? Les parties grasses du cerf, habituées aux allures rapides, feront par suite les meilleurs cataplasmes lorsqu'il s'agira de guérir les douleurs de jambe qui empêchent malencontreusement la marche. La cervelle de chamois sera un aliment tout indiqué pour se préserver du vertige. Il est plus difficile de comprendre les cas inverses, ceux où on fait usage d'un produit animal emprunté à une espèce qui est censée souffrir du mal en question, ou, par exemple, on utilise les vers de terre contre la goutte parce qu'ils affectent les formes contournées que produit cette maladie ou la graisse de léopard contre les taches de rousseur. Il faut sans doute y voir l'effet d'une simple association d'idées : l'esprit, répugnant par-dessus tout à l'état instable d'indétermination, saute sur le premier indice que lui suggère une association par ressemblance ou par contraste. Il y trouve quelque chose de plus rationnel, de moins contingent que dans l'association proprement empirique, dite par contiguité et ce quelque chose agrée à son besoin de logique: ce n'est pas le hasard d'une observation, c'est une qualité constante, fort bizarrement interprétée il est vrai, qui indique la propriété spécifique.
Des règles analogues présidaient au choix des amulettes. Et d'abord, pourquoi des amulettes. Sans doute parce que la puissance curative étant quelque chose d'important par ses effets devait être aussi quelque-chose d'important en soi, ayant une existence réelle, tangible, visible et surtout transportable. Les signatures instruisant alors comme précédemment, un caillou jaune écartait la jaunisse, un calcul d'animal préservait de la gravelle, un grain de corail rouge de l'hémorragie.
Ce qui confirme d'ailleurs ce que nous avons eu déjà l'occasion de répéter sur les exigences de l'esprit populaire à l'égard des raisons qu'on lui propose, c'est que là où, par exemple, l'action nocive d'un aliment ou d'un exercice est un fait d'expérience, il a besoin de lui assigner une cause plus riche, plus étoffée, plus pittoresque, parfois plus morale, qui ne nous semble ridicule que parce que nous apercevons son désaccord avec la conception scientifique des choses à laquelle nous sommes habitués. Ainsi, il est prouvé que les mouvements occasionnés par l'usage du rouet sont nuisibles pendant la grossesse, mais ce n'était pas cette raison mécanique que les commères de Franconie donnaient à l'interdiction faite aux femmes enceintes de filer : en filant, leur disalent-elles, c'est une corde de pendu que vous préparez pour votre enfant. De même, au lieu de considérer que les mouvements fatigants, quelle que soit leur nature, sont nuisibles dans l'état de grossesse, on en signalait quelques- uns, choisis de façon arbitraire mais définis de façon précise, qui faisaient l'objet d'une interdiction quasi-religieuse; la future mère ne devait pas enjamber une herse ou un timon de voiture, mais peu importait qu'elle franchit un fossé par un mouvement presque identique. Dans certains cas l'utilisation faite par l'esprit populaire d'observations très justement fondées aboutit à des résultats pernicieux. Ainsi il est bien prouvé que, si la mère boit de l'alcool pendant la grossesse, l'enfant naît très petit de sorte que l'accouchement est plus aisé. Cet effet partiel est assurément « bon » : aussi a-t-on, paraît-il, toutes les peines du monde, en vertu de ce postulat implicite qu'une chose ne peut être bonne et mauvaise à la fois, à faire comprendre aux populations de certaines régions que cet avantage est plus que balancé par l'effet déplorable de l'alcool absorbé par la mère sur la formation tout entière du corps de l'enfant.
N'abandonnons pas les superstitions relatives à la naissance sans en mentionner une qui montrera unefois de plus combien le vulgaire se fait de la cause une conception plus fournie, plus féconde en conclusions que ne l'est la conception scientifique, à savoir celle qui admet « que chaque partie du corps de la mère est réunie par une connexion mystérieuse et spécifique avec la partie correspondante du corps de l'enfant, de sorte que si la mère reçoit une blessure à la joue, l'enfant présentera à la même place une cicatrice ».

Sans doute, toutes ces croyances n'ont plus guère qu'un intérêt de curiosité, la plupart n'existant que chez des populations très ignorantes. Mais leur étude n'en comporte pas moins un enseignement pratique. Elle nous révèle, dans un grossissement fort utile, des tendances intellectuelles dont l'effet est loin d'être aboli. Ces tendances, qu'on pourrait énoncer sous forme de principes, se résument dans l'esprit aprioriste du populaire. On sait que les caractères de la vérité se ramènent à deux classes : ceux qui concernent la cohérence interne de la pensée, ceux qui ont en vue sa conformité au réel; les premiers sont d'ordre logique, les seconds d'ordre expérimental (3). Or presque toujours les choses se passent comme si l'esprit populaire attachait plus d'importance aux premiers qu'aux seconds. Les vérités expérimentales, à moins qu'une expérience constante et continue ne les ait transformées en vérités necessaires, risquent fort d'être pour lui lettre morte, ou, après avoir été admises tant qu'elles ne contrariaient pas ses instinets, d'être rejetées des qu'elles menacent d'exercer sur lui quelque contrainte.
Les médecins auraient, croyons-nous, dans leur pratique quotidienne, l'occasion de faire dans cet ordre d'idées maintes observations curieuses et profitables (4). Sans avoir cherché de tels exemples, le jour même où nous avions rédigé la partie de cette étude où nous signalons l'incapacité de l'esprit populaire à concevoir la notion de dosage, et la fermeté de sa croyance aux qualités essentielles des choses, nous entendîmes le récit suivant de la bouche d'un curé de campagne. Ayant remarqué qu'un de ses paroissiens était presque constamment en état d'ivresse, il lui en fit l'observation, a quoi le paysan répondit qu'il ne buvait que du vin, jamais d'eau-de-vie. « Mais combien de litres de buvez-vous par jour? - Cinq ou six, monsieur le Curé. » Le curé lui expliqua bien que cela équivalait à un demi-litre d'eau-de-vie, mais l'homme revenait sans se lasser à son excuse qu'il ne buvait que du vin. Il avait eu connaissance de la campagne faite pour le vin contre l'alcool, plus avisée assurément que celles qui proscrivent toute boisson alcoolique y compris le vin. En ayant retenu que le vin est une chose bonne, il ne pouvait admettre qu'il y eut dans une chose bonne un élément tel que l'exagération pût être pernicieuse. Qu'on ne nous soupçonne pas d'ailleurs ici de la naïveté particulière qu'on se plaît à attribuer aux philosophes. Nous savons très bien que l'ivrogne en allant chez le marchand de vin n'avait pas l'intention de suivre une prescription d'hygiène. Mais il faut ici nous fier à l'expérience psychologique du curé : s'il cherchait à démontrer au paysan l'équivalence nocive de 5 ou 6 litres de vin et d'un demi-litre d'eau-de-vie, c'est qu'il pensait que sous cette dernière forme le danger de la boisson lui apparaîtrait assez fort pour l'effrayer. On voit donc que, s'il y a dans des cas de cette sorte des difficultés d'ordre moral très grandes, il y a aussi une difficulté de perspective mentale dont l'existence est indéniable.
Cela est si vrai qu'on peut observer des difficultés analogues à propos de personnes cultivées et dans des circonstances où la passion ne joue aucun rôle. Nous avons entendu reprocher comme un manquement à l'affection filiale aux enfants d'une personne neurasthénique d'avoir consenti, sur l'avis du médecin, à se séparer de leur mère pour l'envoyer dans une maison de santé où on lui appliquerait la cure de l'isolement. Le caractère de la personne qui formulait ce reproche excluant toute idée de malveillance et elle-même présentant d'ailleurs cette médication par l'isolement comme quelque chose d'inadmissible, c'est bien de l'incrédulité au bien-fondé de la prescription médicale qu'il convient de chercher l'explication. On la trouverait, croyons-nous, dans ce fait que, la neurasthénie se manifestant par de la tristesse, de la dépression, et ces sentiments pénibles étant en général adoucis par la présence de ceux qu'on aime, on ne peut comprendre - et en effet ce n'est guère « logique » — que dans certains cas morbides la guérison doive être cherchée dans la situation toute contraire : la solitude absolue. On ne peut admettre qu'à des symptômes semblables ne corresponde pas un traitement semblable (5).
On le voit, ce ne sont pas là à proprement parler des fautes de raisonnement; au contraire, il faut bien recon- naître qu'en l'absence d'une analyse précise des données de l'expérience et de leur rattachement à l'ensemble tout entier des vérités acquises, ce qui est logique, ce qui est conforme au bon sens, c'est qu'une chose bonne produise des résultats d'autant meilleurs qu'on en prend davantage, que des souffrances analogues appellent des remedes analogues, etc., etc. De même ce qui serait logique, ce n'est pas qu'un déplacement minuscule d'une partie d'organe, une petite différence dans la composition chimique d'une substance, un animalcule imperceptible puissent, comme le démontre la science, entraîner les plus sérieux désordres : le folklore savait assigner à la gravité des effets des causes d'une égale gravité. Sans doute, il serait logique et commode qu'il en fût comme le veut l'esprit populaire, mais en fait il n'en est rien : étant donné la complexité des choses, cette logique et cette commodité toutes fragmentaires conduiraient aux pires erreurs et l'on doit apprendre à ne voir les choses que comme des éléments dans le réseau infiniment compliqué des actions et des réactions.
S'il y a du reste progrès dans ce sens, les tendances contraires à l'esprit scientifique ne sont pas tellement attables que d'habiles psychologues ne puissent cher- cher à les exploiter dans leur intérêt : ces habiles psy- chologues sont les charlatans auxquels le D' von Hanse- mann consacre son dernier chapitre et que nous allons étudier avec lui.

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II. Charlatanisme. — On doit comprendre sous la dénomination de charlatans tous ceux qui exercent la médecine sans avoir acquis l'ensemble de connaissances qui constitue la science médicale. Si l'on risque d'affecter ainsi de la nuance péjorative qui s'attache au mot de charlatan quelques individualités de bonne foi, il n'est pas douteux que ce ne sera que dans des cas très exceptionnels. Nous n'examinerons pas ici les différentes classes de charlatans : il y faudrait d'ailleurs, outre l'intervention psychologique et méthodologique, la compétence du professionnel.
Parmi les questions que traite le Dr von Hansemann nous signalerons celle du décel des charlatans. Il indique quelques caractères distinctifs qui permettent de conclure avec certitude au caractère peu sérieux de ceux qui les présentent.
« Si, par exemple, quelqu'un se vante de pouvoir guérir un grand nombre ou la totalité des maladies avec des moyens ou des médicaments très simples, c'est certainement un charlatan. Si quelqu'un prétend qu'il peut guérir les maladies les plus différentes par une seule et même méthode, c'est certainement encore un charlatan. » Rien de plus évident pour ceux qui savent l'extrême complexité des choses, mais cette prétendue universalité est peut-être un attrait de plus pour ceux que n'a pas abandonnés, en médecine comme en morale ou en politique, le mirage d'une panacée universelle. Nous retrouvons là cette conception vulgaire de la causalité selon laquelle la qualité d'être saine que possède une méthode ou une substance se transmet intégralement, sans se transformer, quel que soit le terrain sur lequel elle tombe.
« Si quelqu'un prétend qu'il peut guérir les maladies par correspondance, cela indique qu'il est un charlatan, car personne n'est en état d'établir un diagnostic d'après les indications écrites du malade sans observations personnelles précises et par suite de traiter la maladie en question. » Ici encore, qui sait si à cette observation si raisonnable le malade ne fera pas cette objection plus ou moins formulée: « Je sais bien ce que j'ai, puisque c'est moi qui suis malade, ce n'est pas le médecin. » Il est difficile de faire comprendre que ce n'est pas seulement pour la guérison, que ce n'est pas seulement pour l'interprétation des symptômes, que c'est déjà pour leur observation qu'un apprentissage tout spécial est nécessaire. L'erreur qu'il s'agit de combattre ici s'apparente à celle dont la psychologie du témoignage a tant peine à débarrasser l'esprit des juristes, des historiens, — et le sens commun. Rien n'est plus difficile que de voir, si ce n'est de se rappeler et de décrire ce qu'on a vu.
D'ailleurs, 1l ne faut pas croire qu'une fois décelé le charlatan soit hors d'état de nuire; il faut encore compter avec le pouvoir de séduction qu'il exerce sur beaucoup. A quoi est dû ce pouvoir? Nous avons posé cette question a un certain nombre de médecins. Presque tous ont signalé l'attrait du mystère. « Le charlatan, remarque un de nos correspondants, emploie des moyens propres à frapper l'imagination, des signes plus ou moins étranges, des paroles. » Peut-être doit-on mentionner qu'un esprit d'originalité fait préférer le charlatan, d'accès difficile, au médecin dont la porte est connue de tous, de même que parfois on aime à s'adresser pour les objets les plus communs à une petite boutique qu'on est seul à connaître, et qu'un esprit frondeur rend plus sympathique l'homme du peuple sans diplômes que le médecin, « monsieur » patenté.
Mais c'est bien à des préjugés intellectuels qu'on doit attribuer, croyons-nous, en premier lieu la faveur du charlatan. Il représente l' « expérience » traditionnelle ou personnelle opposée à la théorie (6). Tout d'abord « on le croit possesseur de secrets ou de recettes transmises par des parents, des prédécesseurs », mais surtout, dit une des réponses les plus intéressantes que nous ayons reçues, « on est persuadé qu'il s'est formé une pratique personnelle pour le traitement des malades ou des estropiés, tandis que les médecins officiels ont étudie dans les livres, et savent surtout de la théorie ». Il y a lieu d'insister sur ce dernier point. Signalons d'abord une illusion de perspective mentale, qui semble grossière lorsqu'on l'analyse, mais dont à l'occasion personne n'est à l'abri. Le médecin possédant, à côté de son expérience professionnelle, quelque chose d'autre, à savoir la science (qu'on oppose à tort à l'expérience), on oublie qu'il possède aussi cette expérience par sa pratique quotidienne au moins au même titre que le charlatan le plus achalandé.
Mais il y a plus que cette simple illusion de perspective. Le préjugé qui s'exerce ici, comme dans presque toutes les branches de l'activité et de la connaissance, porte sur la vraie relation de la science à l'expérience. Ce serait une tâche intéressante que de montrer que les qualités mêmes qui emportent avec elles le prestige particulier de l' « expérience» : nombre et exacte interprétation des observations, utilisation à cet effet du travail des devanciers, souplesse de l'application aux cas particuliers, se rencontrent chez l'homme de science, non chez l'empiriste. L'erreur qu'on réfuterait ainsi se retrouve, avons-nous dit, dans tous les domaines. Toutefois, le Dr von Hansemann remarque avec raison qu'elle est plus fréquente au préjudice du médecin que de l'avocat par exemple. Faut-il en chercher la raison dans ce fait que la profession médicale, ayant affaire à l'instinct le moins évolue qui soit en nous, se heurte aux moins rationnelles de nos tendances? Quoi qu'il en soit, il importe assurément de chercher un remède. La première solution qui se présenterait à l'esprit est l'universalisation de l'enseignement médical élémentaire, mais on n'a pas de peine à s'apercevoir qu'elle entraînerait plus d'inconvénients que d'avantages : illusions propres à toute science incomplète, fausses généralisations, chez certains tendance maladive à se croire atteint de toutes les affections. Mais comme il s'agit moins, à proprement parler, d'ignorances ou d'erreurs particulières que de fausses tournures d'esprit, peut-être obtiendrait-on un résultat appréciable en ne manquant aucune occasion de rectifier plus ou moins explicitement ces dernières, soit dans l'enseignement, soit dans la pratique, soit dans la conversation, à propos de sujets, qui, d'une part ressortissent aux sciences naturelles, c'est-à-dire aux sciences dont la contexture est la plus voisine de celle du corps humain et d'autre part couvrent le champ où s'exerce la vie quotidienne du plus grand nombre : météorologie, botanique agricole et horticole, etc., etc.
C'est la conception de cet enseignement, tout pratique bien entendu et tout occasionnel, de la logique réelle propre aux sciences de la nature et de la vie que nous voudrions voir se dégager de cette très incomplète étude des superstitions médicales.

RENÉ MARTIN-GUELLIOT.


(1) Voir le Spectateur, n° 4; voir aussi la Revue des Idées du 15 septembre, où l'article de M. Voss est reproduit presque en entier.
(2) D. von Hansemann, Der Aberglaube in der Medizin und seine Gefahr für Gesundheit und Leben. Leipzig, B. G. Teubner. (3) Nous opérons ici, pour plus de clarté, une simplification qui, déjà au point de vue psychologique, est sans doute fort exagérée. Quant au problème métaphysique qui se pose dans les mêmes termes, il exigerait, pour être résolu, l'exposé de tout un système philosophique.
(4) Le sujet que nous indiquons ici dépasse infiniment en intérêt pratique et actuel celui de cet article. Pour le traiter complètement l'expérience du professionnel est indispensable; aussi n'avons-nous pas voulu le déflorer en abordant systématiquement son étude. Entre bien d'autres choses on devsait y considérer les idées sur la personnification des maladies (voir Dr Cabanes, Remèdes de bonnes femmes p. 212-215)sur le rôle du sang, sur ce qu'un remède pour être actif doit être mauvais au goût, etc., etc.
(5) A vrai dire, il faut tenir compte, toutes les fois qu'il s'agit de maladies nerveuses ou mentales, de la difficulté qu'a l'esprit à admettre l'existence de ces maladies en dehors de ce qu'il conçoit comme la maladie totale : la folie. Qui n'a été témoin de l'indignation de certaines personnes lorsqu'on attribue à un trouble nerveux tels symptômes observés sur quelqu'un qui leur tient à cœur? Les deux hypothèses qui seules se présentent à elles sont : soit une imagination déréglee, c'est-à-dire quelque chose de coupable, de pervers, soit la folie, c est-à-dire pour elles la maladie totale du cerveau, signe incurable et héréditaire de déchéance. Elles ne conçoivent pas l'existence d'un trouble nerveux qui n'est pas que dans le cas d'un organe quelconque plus honteux, ni, toutes choses égales d'ailleurs, plus dangereux.
(6) Il ne faudrait pas voir là une contradiction avec ce que nous avons dit plus haut de la préférence apparente du populaire pour les critères d'ordre logique. C'est bien la réalité expérimentale qu'il vise : seule sa paresse intellectuelle l'égare dans le choix des moyens qu'il emploie pour y parvenir. Il y a là un de ces chassés-croisés dont la théorie de la connaissance offre de nombreux exemples.

René MARTIN-GUELLIOT

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