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couverture de la revue Le Spectateur

Fier comme Artaban

Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 53, janvier 1914.

« C'est ce que j'appelle une proposition naturellement évidente, comme le disait le marchand de mou à la femme de chambre qui lui disait qu'il n'était pas un gentleman ».
Telle est la façon de parler qu'aime à employer Sam, le fidèle serviteur de M. Pickwick.
« C'est évident », aurait-il pu dire tout simplement; c'aurait été aussi clair; la femme de chambre et le marchand de mou paraissent ne venir là que pour embrouiller la phrase.
Ils servent en tout cas à l'allonger, et on n'a pas tout dit quand on a constaté que l'abondance des mots couvre souvent l'absence d'idées. Il y a en effet dans le laisser-aller du parler populaire une exubérance naturelle qu'on peut expliquer et justifier.
L'exubérance du langage courant se manifeste surtout par l'abondance des comparaisons. Voyons ce qu'elles signifient. On dit : « Un tel! ne m'en parlez pas, il est fier comme Artaban ». Or qui est Artaban les interlocuteurs seraient bien en peine de le dire, au reste ils s'en soucient peu. Malgré les apparences il n'ya pasdans leur pensée comparaison entre Un tel et Artaban. On compare en effet pour à l'aide du plus connu faire imaginer le moins connu. Artaban n'apporte aucune lumière nouvelle, aucune précision à la pensée. « Fier comme Artaban », c'est une expression toute faite qui, prise en bloc, a son sens propre, et Artaban, bien qu'on évoque sa mémoire, on ne songe pas à lui.
Aussi bien pense-t-on aux racines d'un mot usuel? La plupart des mots abstraits dérivent de mots concrets, et pourtant ils ne font plus image. On comprend leur signification, on n'a pas à les disséquer. Au contraire, si je lis une langue étrangère ou quelqùevieil auteur français, le sens courant ne se présente pas si subit et si violent qu'il me masque la physionomie des mots, et, au moins pour une part, ce qui fait leur saveur, c'est que je vois en eux plus de choses que ceux pour qui ils étaient d'un usage journalier. Leur charme vient de mon inaccoutumance.
Et les phrases proverbiales : « Ces raisins sont trop verts », « Vous êtes orfèvre M. Josse », est-ce qu'elles évoquent le souvenir de M. Josse ou la vision d'une treille? La locution a perdu son sens premier, on oublie l'allusion qu'elle contient, et pourtant elle continue à être précieuse à titre d'indication, à la façon d'un point de repère. C'est si l'on veut une pièce de monnaie dont on ne voit plus bien l'effigie, mais dont on n'ignore pas la valeur.
« La somme des angles d'un triangle égale deux droits », le professeur de philosophie ne cesse de le redire à ses élèves, mais il ne pense pas à ce qu'il dit, il n'a pas en vue tel théorème de géométrie, il ne dit la phrase sacramentelle que pour signifier la vérité mathématique. Rien de plus.
Ne reprochons donc pas trop à qui appelle Artaban à la rescousse de ne pas savoir qui est Artaban. Fait-on vraiment une comparaison lorsqu'on dit : « J'en suis resté comme deux ronds de flan » ou « C'est plus fort que de jouer au bouchon avec des pains à cacheter » ? Et parle-ton de galimatias à propos d'expressions comme celle-ci » : « J'ai un rhume carabiné qui n'est pas dans une musette (ou qui n'est pas piqué des hannetons)»? Mais non, on ne peut dire en effet qu'il y a incohérence d'images, il n'y a pas d'images du tout. L'expression vit de sa vie propre, alors que la métaphore a disparu, comme le mot continue à évoluer indépendant de son contenu étymologique.
Pour expliquer ces locutions du langage courant, on pourrait dire tout d'abord que la langue, les lèvres et les autres organes de la voix ne sont pas des organes privilégiés ; et qu'il ne faut pas exiger d'eux une sagesse que nous ne demandons pas aux autres parties du corps. De même qu'on gesticule plus ou moins avec les bras et les jambes, de même avec les organes de la voix; mais il se trouve que spontanément, automatiquement, les sons émis sont des sons connus et qui pourraient signifier quelque chose. C'est fort regrettable, soyons indulgents, faisons comme s'ils ne signifiaient rien. Que la parole soit un geste plus ou moins machinal, voilà qui pourrait expliquer beaucoup de superfluités du langage.
Mais ce serait là une justification trop générale pour être complètement satisfaisante. Il y a un besoin de dire long qui doit autrement s'expliquer.
Nous avons été amené à constater au cours de cette note l'action de l'usage sur la signification des mots et qu'une expression imagée, créée peut-être pour donner une représentation sensible, devient vite une simple expression adverbiale passe-partout et sans pittoresque. C'est précisément comme façon de réparer une de ces usures que peuvent s'expliquer les locutions un peu abracadabrantes que nous avons citées tout à l'heure.
Il est un fait : on use et on abuse des superlatifs. Il semblerait qu'il n'y a pas dans la langue de vocables assez forts pour exprimer les sentiments les plus ordinaires, les impressions les plus communes, les idées les plus courantes. Les expressions, pour violentes et outrées qu'elles soient, par l'habitude où l'on est de les dire ou de les entendre, paraissent bientôt faibles et pour tout dire insuffisantes. Un mot, si osé qu'il semble d'abord, ne tarde pas à devenir banal et inexpressif. Or précisément, les longues phrases à forme comparative dont nous parlions viennent au secours pour le renforcer, le gonfler, lui donner une importance égale à leur longueur. Elles sont le geste ample qui souligne et appuie. C'est une façon de tourner la difficulté : la quantité pour la qualité; beaucoup de mots, non pour dire plus de choses, mais pour dire plus la chose; et l'avantage de cette façon de faire, c'est qu'avec le temps un mot peut perdre sa valeur d'expression, alors que la longueur d'une phrase subsiste avec ses effets.
On passe raide comme balle, on s'ennuie comme une croûte de pain derrière une malle, on rigole comme une baleine, on est heureux comme un roi, long comme un jour sans pain, bête comme ses pieds, et ce sont autant de superlatifs.

M. P.

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