
Faut-il faire œuvre de vulgarisation ?
Article paru dans Le Spectateur, tome quatrième, n° 40, novembre 1912.
La vulgarisation scientifique, après avoir suscité des enthousiasmes d'apôtres, s'est vue bien attaquée par quelques-uns de ses missionnaires désabusés, meurtris dans leur amour-propre pour s'être heurtés à l'incompréhension des auditoires.Ils mettent en doute l'utilité de l'œuvre vulgarisatrice et font ressortir son principal inconvénient, qui est de faire souvent naître des idées fausses dans les cerveaux hâtivement nourris, ou plutôt bourrés de conférences et de publications « à la portée de tous ». Il est vrai que, parmi ces dernières, les journaux surtout présentent à leurs lecteurs des exposés scientifiques d'une déconcertante simplification, où l'absence de scrupules n'est égalée que par l'incompétence trop fréquente du rédacteur.
Et là-dessus les scientifiques de s'écrier: Ne vulgarisons plus ! Il vaut mieux ne pas avoir la moindre idée d'un sujet que d'en avoir sur lui de fausses. Il faut remarquer que les seuls qui doutent de l'utilité de l'œuvre vulgarisatrice sont ceux qui sont capables de la bien faire (1). Jamais le directeur d'un périodique à grand tirage n'hésiterait sur la question; il ne peut pas s'abstenir. Pourquoi ? Tout simplement parce que la volonté du public est positive. Parce que le public n'a jamais douté de sa parfaite aptitude à comprendre sans délai un raccourci de n'importe quel chapitre des sciences, et qu'il se dit : « Il y a beaucoup de détails qui m'échappent, ils sont foule, et je n'ai pas le temps (ni le goût) de m'y appesantir, mais au fond cela doit être très simple. » La catégorie célèbre des « gens du monde » met dans son attitude une vaniteuse suffisance mais l'auditoire populaire joint à plus de candeur une réelle et même avide curiosité. Et pour peu que cesse le courant vulgarisateur, il revendiquerait son droit à ce qu'on ne lui cache rien !
Pas plus pour les arts d'ailleurs que pour les sciences, l'idée d'une initiation nécessaire n'est suffisamment répandue. Ce n'est qu'en face d'objets très anciens ou des produits des arts mineurs, mobilier, faïences, etc, qu'on entend émettre cette réflexion : « Il faut s'y connaître. » La sculpture, la peinture, l'architecture sont jugées avec un esprit plus dégagé de vains scrupules. Et cependant au fur et à mesure du progrès, les initiations, de plus en plus nécessaires, ne peuvent que croître en difficulté et en longueur. L'enfant continue à naître ignorant, et s'il a des facultés dont l'hérédité a développé la puissance, le travail qu'il doit fournir pour atteindre le niveau humain de son époque pour une spécialité donnée devient d'autant plus grand que ce niveau est plus élevé.
En réalité, que l'individu soit entraîné par les nécessités de la vie pratique, par l'amour-propre ou par de simples illusions de perspective mentale, il n'attend pas (sauf de rares exceptions) d'être réellement bien documenté sur quelque catégorie de faits pour avoir son opinion, se former des idées, ou se bâtir intérieurement sa théorie personnelle. S'il est prudent, il se la donne comme provisoire, mais ce provisoire dure souvent, et s'enracine. Il semblerait que, chez un grand nombre, l'esprit ne désire plus développer sa culture à l'époque ou le corps cesse d'accroître sa taille. Et comme à ce moment-là chacun tient à faire preuve de quelque indépendance de caractère et d'idées, la jeunesse a une tendance à affirmer des convictions peu assises, parce qu'elle se croit arrivée à l'âge où il faut avoir ses idées faites. Ce travers est une des principales causes de la « cristallisation intellectuelle », un peu en dehors de ce sujet, mais dont l'examen sera repris.
Il y a donc là comme une réaction naturelle de l'esprit, et point n'est besoin de vulgarisation pour former et répandre des idées fausses. Elles naissent spontanément, et généralement plus fausses, si l'on peut dire, que celles dont on rend coupable la vulgarisation.
De ce phénomène, nul ne peut devenir maître, pas plus que du courant vulgarisateur lui-même. Il s'agit donc, non pas de le barrer, mais de l'endiguer, et de diriger peu a peu sa force vers une meilleure utilisation.
Il en est de la vulgarisation comme de bien des institutions ou habitudes sociales, et, par exemple, du suffrage universel. Aucun pouvoir ne saura le supprimer au peuple qui en aura joui. Souvent, par manque de maturité, d'indépendance ou de dignité politique, l'exercice de ce droit aura été d'abord plus nuisible qu'utile. Le seul remède à ses dangers est de faire l'éducation politique et civique du peuple.
Que si les fruits de la science sont mal digérés par des estomacs non préparés à cette nourriture, le remède n'en est pas le jeûne absolu, mais bien plutôt un régime gradué de doses prudentes et mieux préparées.
Une éducation virile n'écarte pas de l'enfant tout danger, pour qu'il acquière plus d'habileté et de décision; ainsi le législateur sage laisse quelquefois la nation en possession de libertés dont elle pourra au début faire un mauvais usage, mais qui développeront son sens politique; — ainsi les savants, en présence des résultats médiocres des premiers essais de vulgarisation ne devront pas se décourager, mais continuer à mettre les esprits en contact avec les découvertes récentes; les idées fausses ne sont qu'un danger passager, que la pratique se chargera bien de corriger, non sans rudesse; le temps aidant, la vulgarisation développera les aptitudes scientifiques, et peut d'ailleurs se vanter d'avoir fait éclore déjà quelques bonnes graines.
O. C.
(1) C'est ainsi que la question traitée dans cette note a fait l'objet d'un intéressant discours prononcé par M. Thiry, professeur de mathématiques spéciales au lycée de Reims, à la distribution des prix de ce lycée en juillet dernier.