Faits et documents relatifs à une précédente étude
Article paru dans Le Spectateur, n° 7, novembre 1909.
Constructions navales. - Art militaire
Opérations chirurgicales
Que le lecteur se rassure! Quelque incomplète et quelque imparfaite qu'ait été notre étude des évaluations pratiques de l'incertain, nous n'avons pas l'intention de lui en imposer une seconde édition. Mais, ayant reçu à propos de cette étude des lettres qui renferment des observations confirmant ou illustrant certains points de notre analyse, ou des objections nous amenant à en préciser d'autres, nous avons pensé qu'il serait intéressant de les publier, en les accompagnant d'un commentaire strictement indispensable, et d'y ajouter quelques citations empruntées à des spécialistes de différentes professions. Nous espérons montrer ainsi que notre analyse correspond aussi bien aux faits concrets de la vie réelle qu'aux réflexions suggérées par ces faits à des auteurs obéissant en apparence à des préoccupations très différentes des nôtres. Malgré la résolution que nous exprimions en commençant, il nous faut énoncer ici les résultats que nous croyons acquis et que quelques lecteurs n'ont pas, paraît-il, trouvés assez clairement mis en lumière à la fin de notre étude. L'intelligence des exemples qui suivront en sera facilitée d'autant.
A. — Dans un grand nombre de circonstances ressortissant à la vie pratique et plus spécialement à l'activité économique, on ne peut comprendre certaines décisions que si l'on attribue à l'esprit le pouvoir de former des évaluations dont il tient compte sans en avoir nettement ou même le moins du monde conscience. Le sens commun aboutit à des conclusions qui sont erronées à son propre point de vue s'il ne fait intervenir à cette occasion que le « sentiment » ou le « hasard ». Il faut reconnaître à ces évaluations:
1° La même origine qu'aux évaluations statistiques, à savoir les données de l'expérience;
2° Et aussi le même rôle, car elles sont destinées à figurer dans des opérations arithmétiques, en particulier dans la comparaison.
Pour faire comprendre notre pensée en éliminant les difficultés particulières qui tiennent au fait de l'incertain, empruntons à la vie journalière un exemple banal où ne figurera que la notion de moyenne. Supposons qu'un père de famille, ami du lecteur, lui montre son fils, âgé de 7 ans, par exemple, et lui dise: « N'est-ce pas qu'il est bien petit pour son âge? » Si le lecteur a de bonnes raisons de mettre en doute cette opinion, il pourra assurément attribuer l'erreur de son ami à la tendance qu'il lui connaît de se montrer « pessimiste » ou « modeste », ou encore ne pas s'en émouvoir, parce qu'il le sait changeant, « disant blanc aujourd'hui et noir demain »; il pourra, en un mot, faire appel à une cause d'ordre sentimental ou au hasard. Mais ne tombe-t-il pas sous le sens que la seule argumentation sérieuse consistera pour lui à dire à son ami qu'il compare à tort la taille de son fils à celle d'enfants exceptionnellement grands, ses neveux, par exemple, ou les enfants du voisin, qu'elle consistera, en d'autres termes, à rectifier la conception du type (qui devrait être le type moyen) auquel il se réfère, consciemment ou non, pour juger que son fils est « bien petit pour son âge »? La fixation de ce type, pour être soumise aux hasards des expériences initiales et aux erreurs d'opérations mentales inconscientes, n'est-elle pas du moins de forme analogue au travail de l'anthropologiste, ce dernier ayant d'ailleurs bien soin d'opérer sur de grands nombres et de contrôler sévèrement ses opérations? De ce que tous les pères de famille ne peuvent évidemment être des anthropologistes, de ce qu'ils ne peuvent recourir à une moyenne scientifiquement exacte, s'ensuit-il qu'en fait ils ne recourent pas à des moyennes plus ou moins exactes, et par suite qu'il n'y ait pas intérêt à éliminer le plus de causes possibles d'erreur pour aboutir à une moyenne pratiquement exacte ?
Ce n'est pas autre chose que cette vérité de simple bon sens que nous voulons mettre en lumière au sujet des évaluations pratiques de l'incertain, qui, bien plus délicates assurément, n'en sont pas moins susceptibles de plus ou moins de précision quantitative.
B. — Dans les cas plus complexes où la décision ne peut être attribuée entièrement à une de ces évaluations, où on doit considérer comme possibles deux ou plusieurs hypothèses diversement probables et entraînant chacune des conséquences heureuses ou malheureuses différentes, l'esprit tient compte à la fois de la probabilité de chaque hypothèse et de l'importance bonne ou mauvaise qu'elle aurait pour lui au cas où elle se réaliserait, et il combine ces deux données par une opération qui n'est pas sans analogie avec la multiplication effectuée dans le calcul des probabilités en vue d'obtenir l'espérance mathématique. Ou du moins, plus cette analogie est rigoureuse, plus la manière d'agir est conforme au bon sens, tel que ce dernier s'exprime, indépendamment de toutes considerations théoriques, parle jugement des personnes reconnues comme ayant acquis une compétence pratique ou, mieux encore, par leurs actes.
C'est ainsi que tout esprit avisé repoussera le raisonnement d'un commerçant qui condamnerait a priori toute campagne de publicité un peu coûteuse, sous prétexte que la dépense en est certaine et le profit incertain, et sans songer que ce dernier promet d'être plus élevé et de compenser ainsi le risque qui a été couru. Examinons inversement le passage suivant qui se trouve dans les conclusions du rapport général sur le budget présenté tout dernièrement à la Chambre des Députés par M. Paul Doumer : « C'est à la fois la solidarité sociale et la défense nationale qui sollicitent no- tre effort pour fournir à l'Etat, avec de bonnes finances, les moyens de faire de bonne politique intérieure et extérieure. — La sécurité et la dignité de la vie pour les citoyens, comme la force militaire pour la nation, s'achètent et coûtent cher. - Il faut les obtenir à tout prix. » Ne retenons que la question de la défense nationale et supposons que les derniers mots (à tout prix) doivent se prendre au pied de la lettre, tout en sachant parfaitement que l'éminent rapporteur ne l'entendait pas ainsi. Comprise de la sorte, l'assertion serait inacceptable: la preuve qu'on n'atteint pas pour les dépenses militaires le maximum absolu que permettraient les ressources matérielles du pays, c'est que, au fur et à mesure que le danger d'une guerre deviendrait plus probable, par suite d'une tension dans les rapports internationaux, puis imminent, par l'éventualité prochaine d'un casus belli, et enfin présent, par le fait de la déclaration officielle ou de l'ouverture des hostilités, on verrait les sacrifices consentis par les Chambres et acceptés par la nation croître dans la proportion même où croîtrait la probabilité du conflit.
Ajoutons enfin que nous ne prétendons nullement donner une description adéquate du mécanisme psychologique auquel nous faisons allusion. Comme on a pu le voir par l'énoncé même de nos conclusions nous cherchons bien plutôt à montrer ce qu'a d'inexact la représentation que se fait de ce nécanisme l'esprit populaire. Il n'y a pas, croyons-nous, de pétition de principe dans cette intention, pas plus qu'il n'y en avait, si l'on veut bien nous permettre cette ambitieuse comparaison, chez Copernic ou Galilée, lorsqu'ils dénonçaient l'erreur géocentrique, sans avoir fourni au préalable une théorie définitive du système solaire. Nous ne pensons pas au surplus abuser de l'hospitalité qui nous est offerte par le Spectateur en faisant observer qu'en agissant ainsi nous sommes fidèles à l'esprit de cette revue, dont les rédacteurs semblent moins s'intéresser en définitive à l'objet même des différentes disciplines, psychologie comprise, qu'au système des conceptions populaires relatives à cet objet.
(1) Hausse des loyers. — La première des lettres que nous citerons signale un cas très simple, puisqu'il est analogue à celui du « poirier de Gœppingen ». Cette lettre nous est adressée par un abonné de cette revue, M. P., propriétaire d'un immeuble situé à Paris, avenue des Champs-Elysées, et il s'agit d'une boutique occupant le rez-de-chaussée de cet immeuble.
« M. G., sellier, avait avec moi, nous dit M.P., un bail se terminant en 1920 et aux termes duquel il paie « un loyer de 5.500 francs. Il me demanda avec beaucoup d'insistance de prolonger son bail jusqu'en 1930, en « offrant pour la période supplémentaire une légère augmentation. Je lui ai accordé cette prolongation, ignorant la hausse qui se produisait sur la location des boutiques aux Champs-Elysées et l'arrangement que M. G. avait conclu avec un marchand d'automobiles, M. F. — J'ai su en effet par la suite que M. G. avait loué pour 11.000 francs à M. F., établi jusqu'alors dans une avenue latérale et décidé à faire un gros sacrifice d'argent pour louer sur les Champs-Elysées, pourvu que le bail fût d'une durée de plus de vingt ans. M. F. a d'ailleurs fait déjà de très coûteux embellissements.
Ce qui frappe le plus dans cet exemple, c'est l'écart — considérable, puisqu'il va du simple au double - entre le prix, fixé il y a quelques années, payé au propriétaire par le premier locataire et le prix payé à ce dernier par le sous-locataire. Des écarts aussi forts ne se rencontrent en général que dans les marchés dits de convenance, lorsque, par exemple, le propriétaire d'un château paie d'un prix bien supérieur à sa valeur une bicoque qui lui cache une belle vue. Aussi M. P. nous dit-il dans la suite de sa lettre que certaines personnes ont reproché au premier locataire d'avoir « abusé de la situation » vis-à-vis de l'industriel automobiliste.
Malgré les raisons qu'aurait M. P. de montrer en cette affaire quelque partialité contre M. G., il n'est pas de cet avis, et nous nous permettons de l'en approuver. Si la valeur locative des boutiques de l'avenue des Champs-Elysées a augmenté dans des proportions inouies, si, en particulier, M. F., comme sans doute ses confrères en automobilisme, a consenti à payer un loyer majoré de 100 %, c'est uniquement parce que l'opinion commune des commerçants, et M. F. d'accord avec elle, estime que, de plus en plus, il importe à un marchand d'automobiles qui veut réaliser de gros bénéfices de s'installer sur l'avenue même des Champs-Elysées, la circulation étant plus « monopolisée » encore par celle- ci au détriment des avenues latérales, Montaigne, de l'Alma, ou d'Antin, qu'elle ne l'était au temps des équipages. Si on consent à payer plus cher qu'avant et qu'ailleurs, c'est qu'on escompte un chiffre d'affaires supérieur, dans une mesure au moins égale, à ce qu'il était avant, à ce qu'il serait ailleurs. Tout le monde trouve absolument naturel, takes for granted, qu'une boutique de façade double paie un loyer double; il n'est pas moins naturel que, en accord avec les circonstances économiques, une boutique paie aujourd'hui un loyer double de celui qu'elle payait il y a dix ans et que paie encore le locataire qui a eu la chance de faire un long bail. L'instrument de gain est doublé de la même manière et la proportionnalité, pour être moins apparente dans un cas que dans l'autre, n'est pas moins exacte, et surtout n'est pas de nature moins matérielle.
II. Marchés à terme. — Par quelques-unes au moins de ses circonstances le cas précédent se présentait comme un peu exceptionnel. C'est au contraire un exemple tout à fait normal, et par là peut-être d'autant abonné, M. H. plus intéressant, que veut bien nous expliquer un autre « Sans doute, le commerçant a journellement l'occasion de faire des évaluations pratiques de l'incertain.
Un exemple, particulièrement frappant parmi bien d'autres, est le suivant (je choisis intentionnellement un petit métier, parce que mieux connu de tous) : le prix du lait, vous le savez, est assez variable; un laitier qui veut s'assurer votre clientèle, vous propose de vous fournir à 40 centimes le litre tout le lait dont vous aurez besoin pendant un an. Comment sont déterminées les conditions de cette offre ?
A. Par des causes générales, celles qui expliquent le fonctionnement des marchés à terme dans les bourses de commerce, et dont les plus importantes sont :
1º L'évaluation hypothétique de la production de lait de l'année, production qui dépendra du nombre d'animaux, de leur état de santé et de l'abondance des fourrages.
2° La consommation probable, qui variera suivant
la population, le développement des moyens de conservation et de transport, les progrès des utilisations industrielles du lait, etc., — sans parler des influences indirectes, par exemple celle du coût de la main-d'œuvre, celle des augmentations d'impôts, celle du contrôle hygiénique.
B. Il interviendra en outre des motifs particuliers, comme la nécessité d'écouler les produits de telle ferme, celle d'atteindre un chiffre minimum pour couvrir les frais généraux, l'avantage d'avoir un client régulier, raisonnable dans ses exigences et payant exactement, ou encore celui de se dire le fournisseur de telle personnalité.
Tous ces facteurs sont indéterminés, et il est certain que le commerçant les met en balance presque inconsciemment, que, du moins, il n'arrive pas au résultat pratique par un calcul raisonné. Il n'en est pas moins vrai, comme vous le faites remarquer, que tous les termes du problème peuvent se formuler en espérances mathématiques. Le nier équivaudrait à soutenir que la pensée ne peut pas toujours s'exprimer en paroles, parce que fréquemment, paresseuse ou implicite, elle se dispense d'enchaîner des mots. Les principales difficultés de cette mise en équation de l'incertain viennent, à mon avis :
1º De ce qu'on ne parvient pas à embrasser tous les facteurs; ils sont parfois innombrables. Dans le petit exemple que je vous cite, combien en ai-je oublié ? Et c'est toujours le facteur imprévu qui déjoue les meilleurs calculs.
2° De ce que dans la plupart de ces problèmes entrent des facteurs qui n'ont pas entre eux de commune mesure, parce qu'ils diffèrent essentiellement de « nature. »
Arrêtons ici notre citation (2). Ce serait nuire à la pé- nétrante analyse de M. H. que d'y rien ajouter. Faisons remarquer cependant que les difficultés qu'il signale, qui en seraient en effet s'il s'agissait d'effectuer numériquement des opérations arithmétiques, contribuent plutôt à mettre en lumière ce qu'a de merveilleux le travail de l'esprit, qui, malgré la complexité de ces données, aboutit à des résultats, moins assurés certes que dans le cas des calculs réellementaccomplis, mais aussi bien moins aléatoires que ne le seraient ceux d'un coup de dés. Il semble que l'esprit opère un calcul de compensation entre les facteurs imprévus, et d'autre part supplée à l'absence de commune mesure objective par ces communes mesures psychologiques ou peut-être sociales de la croyance et du désir, auxquelles M. Tarde fait jouer un rôle si bien défini dans ses études de psy- chologie économique.
III. Constructions navales. - Dans certaines branches de l'art de l'ingénieur la création de l'irrévocable présente des difficultés tout à fait analogues à l'action sur l'incertain. M. C., ingénieur civil des constructions navales, nous explique par exemple que pour déterminer une quelconque des dimensions d'un navire en toute connaissance de cause il lui faudrait avoir déterminé toutes les autres,lesquelles, à leur tour, dépendent de la première, sans que cette dépendance ait la forme mathématique qui se prêterait à une solution algébrique. Comme d'ailleurs les dépenses formidables en matière et en main-d'œuvre qu'entraîneraient des essais successifs rendent impossibles ces derniers, excluant par là la méthode des tâtonnements, on voit bien apparaître cette action sur l'indéterminé que nous avons rencontrée en matière économique. Voici quelques passages de la lettre de M. C., dans lesquels on devra entendre le mot incertain dans le sens qui ressort des explications précédentes : « Prenons comme exemple le cas des formes de la carène d'un navire, qui doivent répondre à des conditions multiples dont certaines sont chiffrables et d'autres ne le sont pas.
En premier lieu viennent les conditions de déplacement et de stabilité : le navire doit pouvoir porter un poids donné, à un tirant d'eau donné, dans des conditions de stabilité qui peuvent varier, il est vrai, mais dans des limites assez faibles pour qu'on n'ait pas à les considérer comme incertaines. Mais dès le début de la détermination de ces dimensions viennent déjà s'enchevêtrer d'autres problèmes, et ce qui fait le propre de ce genre de projets, c'est qu'il faut toujours considérer ces problèmes tous à la fois, les solutions particulières réagissant toutes les unes sur les autres, à des degrés non toujours, chiffrables.
M.C. énumère ensuite quelques-uns de ces problèmes dont voici les principaux : finesse générale de la coque, pour permettre d'atteindre une vitesse imposée; — nécessité de loger les organes de gros encombrement comme les chaudières; - assiette du navire, c'est-à-dire sa position d'équilibre longitudinal, en tenant compte de l'emplacement sur le navire des gros poids (canons, tourelles, dynamos), qui nécessite suivant les cas le renflement ou l'affinement des formes aux extrémités; question des hélices; — suspension du gouvernail dont l'effort énorme, en un point où la coque est effilée, exige cependant de celle-ci une rigidité suffisante; - enfin restriction, pour des raisons pécuniaires, de l'allongement du navire qui, à presque tous les autres points de vue, présenterait beaucoup d'avantages, etc., etc.
M. C. conclut ainsi :
En résumé, parmi ces nombreux problèmes, certains se trouvent accessibles à des formules, dans lesquelles il faut encore faire un choix judicieux de coefficients convenables, d'autres sont à résoudre directement par intuition ou par raisonnement.
Il s'agit en somme d'arriver à un état d'équilibre de ces données si hétéroclites, qui demandent souvent des solutions contradictoires (par exemple, les hélices demandant un arrière fin, le gouvernail un arrière solide); — si bien qu'un navire bien conçu à tous points de vue n'est pas chose très fréquente. Il y a évidemment mise en jeu pour l'ingénieur du mécanisme psychologique que vous avez décrit, puisque, se débrouillant au milieu de prévisions sur des faits dont il peut quelquefois à peine discerner le sens de variation, bien loin d'en connaître la loi d'accroissement, il faut qu'il traduise en chiffres, ce qui est son acte à lui, son impression d'ensemble, résultat d'un compromis entre les diverses exigences du problème.
C'est bien en effet sur ce dernier point qu'il importe d'insister. Quelque incertitude qu'aient les données, dès que l'on veut réaliser une solution, il faut fixer numériquement des quantités, puisqu'il faut attribuer des dimensions à quelque chose de matériel. Dans l'esprit de l'ingénieur la forme de la carène a pu « dépendre » de bien des choses ; quand la carène est là « en acier forgé et rivé », elle ne « dépend » plus, elle « est », avec telle largeur, telle longueur, tel volume, en un mot avec ses « formes », comme dit la langue du métier, et, si elle ne répond pas aux prévisions, le problème est maintenant renversé, c'est d'elle qu'il faudra partir pour rétablir, avec le moins de changements possible, l'harmonie compromise.
IV. Art militaire. - La remarque précédente, exprimant un caractère essentiel de tout travail mental dirigé vers l'action matérielle, s'applique dans toutes les branches de l'activité, mais de façon particulièrement frappante là où, du fait de la nature ou des hommes, l'aléatoire l'emporte de beaucoup sur le certain. Aussi rencontrons-nous ce qui suit sous la plume d'un psychologue militaire très autorisé, M. Art Roë (3) : « ... les militaires sont des hommes comme les autres « hommes et les affaires militaires sont des affaires « comme les autres affaires. Or rien n'est plus désastreux en affaires qu'un esprit d'absolutisme et d'apriorisme;... (on s'est étonné) que dans un conseil de guerre tous les généraux (aient différé) d'opinion; mais cette discordance était à prévoir, elle n'affectera pas le généralissime qui sait ce qu'on doit demander à un conseil de guerre et ce qu'on n'en doit pas espérer. Il se peut, d'ailleurs, « et sans inconvénient pratique, que ces opinions personnelles soient également plausibles. Il y a toujours cent manières d'arriver à un résultat concret. Pour un atelier à créer, pour une charpente à construire, pour le plus simple problème de l'industrie, plusieurs solutions se présentent, toutes capables de bons résultats, « et parmi lesquelles il faut laisser libre de son choix « l'ingénieur - ou l'ouvrier - responsable du travail. Les moyens d'action propres au général, et dont on voit bien qu'il doit être le seul maître (4), sont, pour une part, intellectuels, et, pour l'autre, moraux. Que dire des moyens intellectuels ? Destinés à régler l'emploi logique des forces matérielles mises entre ses mains, ils se fondent, non pas sur la science militaire, car il faut réserver ce nom de science à des constructions mentales plus restreintes dans leur objet, plus certaines dans leur ordonnance; mais ils se fondent sur cette théorie de la guerre toute pareille à celle qu'on nomme en mathématiques la théorie des erreurs et qui procède aussi par analyse de chaque facteur et par équilibration des divers facteurs. Retenons cette très juste opposition entre la science militaire, d'une part, et, d'autre part, une théorie de la guerre toute pareille à celle qu'on nomme en mathématiques la théorie des erreurs. On s'imagine trop souvent que la possibilité d'application des conceptions mathématiques cesse là où s'arrête la certitude scientifique; bien au contraire, sans qu'il s'agisse en aucune façon de poser en équation des problèmes qui ne renferment pas exclusivement des données chiffrables, ces conceptions, une fois qu'elles ont pris pied dans un esprit, exercent leur action ordonnatrice surtoutes celles de ses démarches qui ont trait à la combinaison ou à la variation des quantités et des formes. Retenons aussi ce que dit M. Art Roë de la liberté qu'il faut laisser à l'agent responsable. Rien n'est plus difficile en effet que de se substituer à autrui : cette substitution, déjà très malaisée avant l'acte accompli, l'est du reste infiniment davantage lorsque, après coup, le spectateur devrait, pour apprécier en toute justice, faire l'effort intellectuel, tellement plus difficile qu'on ne le croit, qui est nécessaire pour remonter en arrière et s'imaginer dans la situation exacte qui a précédé la décision.
V. Opérations chirurgicales. — L'effort intellectuel, dont nous venons de parler, devient plus difficile encore lorsqu'il s'agit d'une question qui intéresse directement notre sensibilité : c'est pourquoi on est si porté par exemple à formuler de graves accusations contre les chirurgiens lorsqu'une opération, parfois presque imposée par la famille du malade, vient à tourner mal. Il semble que l'opinion commune, qui se plaît à l'ordinaire à insister sur l'incertitude des sciences médicales, admette alors, au moins pour la chirurgie, le postulat tout contraire que cette science est infaillible et que le praticien dont les prévisions ne se réalisent pas rigoureusement est personnellement un ignorant, un maladroit ou un criminel.
Que la « détermination opératoire » soit au contraire chose infiniment nuancée, c'est ce qu'affirment tous les spécialistes. Le difficile, dit le Dr O. Guelliot (5), n'est pas tant d'opérer que de savoir quand il faut opérer. Le chirurgien, digne de ce nom, sait que sa responsabilité s'engage au moment où il examine le patient, et qu'elle est particulièrement grave quand il décide l'opération. C'est pour lui le côté délicat, parfois inquiétant de sa profession ; c'en est aussile côté élevé et presque surhumain, puisqu'elle lui donne, jusqu'à un certain point, droit de vie et de mort sur ses semblables...
Il faut individualiser chaque fait et se garder de laisser asservir son esprit par des formules absolues. "Si l'indécision n' est pas de mise alors que, d'urgence et sans arrière-pensée possible, on prend le bistouri, souvent aussi le chirurgien doit instruire avec impartialité le procès de son malade et, s'il y a doute sur la sentence à rendre, se poser à lui-même cette question :
« Que déciderais-je s'il s'agissait de moi-même ou de « l'un des miens ? »
Remarquons en passant comment le savant chirurgien remplace ici l'insignifiant aphorisme : « Dans le doute abstiens-toi » par le seul procédé efficace, celui qui donnele maximum d'intensité au pouvoir d'observation, à savoir la substitution de soi-même à son sujet, qui l'obligera à répondre tantôt dans un sens, tantôt dans un autre.
Nous avons bien le devoir aussi, dit plus loin le même auteur, de réfléchir quand nous nous trouvons en présence d'affections à évolution douteuse, qui ne mettent point en danger la vie du malade et que nous proposons une opération de prévoyance, d'esthétique ou de complaisance. Nous éviterons alors de nous laisser entraîner par le peu de gravité de l'intervention ou par le désir de faire une brillante opération ; nous mettrons dans notre décision toute notre honnêteté professionnelle et tout notre bon sens de médecin. J'entends un bon sens guidant de solides qualités scientifiques, et non pas ce vulgaire bon sens, tout de surface, et qui, selon l'expression de Maeterlinck, n'est que la routine des parties basses de l'intelligence. Il conviendrait de reprendre en détail cette excellente analyse pour montrer comment elle met en lumière ce mélange délicat de hardiesse et de doute et ce balancement nécessaire entre des points de vue différents que nous présentèrent, en général à un moindre degré, les autres disciplines pratiques que nous avons étudiées.
Une lecture même rapide suffit du moins à montrer ce qu'ont d'étroit les idées vulgaires relatives à ces questions.
L'esprit populaire, ou plutôt chacun de nous, lorsqu'il ne réfléchit pas, semble en effet admettre implicitement qu'il n'est légitime pour le chirurgien de procéder à une opération que s'il la juge absolument sans danger ou, à la rigueur, si, la maladie étant désespérée, il convient de « risquer le tout pour le tout ». Mais l'existence même de ces cas extrêmes, où la réponse affirmative à la question : « L'opération doit-elle être faite ? » est due, pour le premier, à ce que le danger de l'opération est considéré comme nul, pour le second, à ce que le danger de la maladie est considéré comme maximum ; l'existence même de ces cas extrêmes (les plus nombreux peut-être, comme ils sont les plus nets) oblige à supposer que, dans des cas intermédiaires, où l'état du malade, sans être désespéré, est grave, on devra procéder à l'opération, même si elle offre quelque danger. « S'abstenir » d'opérer serait en effet l'exact équivalent de ce quelque chose de très positif: exposer le patient au danger que comporte la maladie abandonnée à elle-même ou à la seule thérapeutique médicale, danger plus grand par hypothèse que celui de l'opération. Mais sacrifions à une tendance naturelle de l'esprit, ne discutons plus cette illusion de perspective mentale d'après laquelle on est moins responsable du mal qu'on laisse arriver que de celui qui procède matériellement de nos mains, supposons que le moindre danger soit de beaucoup celui de l'opération: il n'en subsistera pas moins la part d'incertain que comporte toute chose en ce monde, et n'y eût-il contre 99 chances favorables qu'une seule chance fatale, il se peut que celle-là précisément se réalise. Or l'expérience prouve qu'en pareille circonstance, quelque fortes qu'aient été à l'avance les raisons d'agir comme on l'a fait, l'esprit, par une illusion plus tenace encore que la précédente, ne pouvant s'abstraire de l'information que lui a apportée l'expérience accomplie, considère presque invariablement comme ayant été certain âprement de la décision ce qui n'est devenu tel qu'après l'exécution. A l'enfant qui s'excuse d'un insuccès en répondant : « Je croyais que les choses se passeraient de telle façon et non pas comme elles se sont passées », on répond par cette hérésie psychologique et surtout pratique: « Il ne fallait pas croire, il fallait être sûr » — comme si, dans la majorité des cas, deux ou plusieurs hypothèses ne se présentaient pas comme également probables et si l'habitude de s'écrier après coup : « Je vous l'avais bien dit » n'était devenue à juste titre la marque distinctive d'une des classes les plus antipathiques de caractères.
Conclusions. — De notre exposé un peu aride paru dans l'avant-dernier numéro, des exemples et des citations que nous venons de reproduire on peut tirer du moins un enseignement très clair.
Pascal nous enseigne que l'homme n'agit que pour l'incertain. Un personnage de Peints par eux-mêmes, par M. Paul Hervieu, dans un dessein fort différent en apparence, identique en réalité (celui de montrer qu'on ne doit pas tirer parti contre certaines choses humaines des risques qu'elles comportent puisque ces risques sont inhérents à notre activité) dit également: « Si l'appréhension des résultats avait été opposée d'une façon... prépondérante aux (différents) instincts de l'activité humaine, je me demande comment il y aurait quelqu'un pour voyager, placer son argent, plaider, se marier même? Car la suite de ces diverses entreprises porte une éventualité de naufrages, de désastres, de tous les désespoirs et des plus amers chagrins. » Il résulte de cette simple observation deux ordres de devoirs pour chacun de nous.
1º Celui qui agit ne doit ni attendre, pour se décider, une certitude qui, en règlegénérale, ne s'offrira pas à lui; ni, non plus, sous prétexterie cette parfaite certitude ne peut être atteinte, renoncer à préciser toujours davantage ses approximations et à « minimiser » la part de
l'aléa.
2° Celui qui est, non pas acteur, mais spectateur, doit se souvenir, pour juger autrui, que les prévisions les mieux établies peuvent être déjouées par un coup du hasard, que c'est une naïveté, parfois inique, de croire, lorsque les faits se sont produits, qu'on eût été capable de les prévoir tels qu'ils se sont produits; enfin que si, dans la masse et pour les grands nombres, la réussite est un critérium suffisant, il n'en est pas de plus trom- peur, et parfois de plus injuste, lorsqu'il s'agit de l'individu jugé sur l'issue d'une seule de ses démarches.
MARCEL LE TELLIER.
(1) Nous avons accueilli avec plaisir la demande que nous a adressée M. Marcel Le Tellier de publier quelques lettres regues par lui et relatives à une précédente étude. Outre l'intérêt qu'a le Spectateur à se maintenir dans un étroit contact intellectuel avec ses lecteurs, la nature de ces lettres démontrera ce que nous avons tant à cœur d'affirmer le plus nettement possible : à savoir, que les travaux de cette revue ne sont pas, au sens généralement donné à ces termes à tort ou à raison, des « théories », des « systèmes » ou des « thèses», mais bien des observations quotidiennes, et des analyses d'observations quotidiennes, destinées elles-mêmes à servir d'indications et de cadres pour recueillir et interpréter d'autres observations quotidiennes, que chacun est à même de faire.
(2) C'est à regret que, faute de place, nous ne pouvons reproduire en entier la lettre de M. H., si expert en ces matières. Citons encore cependant ce qu'il a dit au sujet des choses de bourse : Vous avez dû constater l'impressionnabilité, presque la sensitivité des gens de bourse; ainsi, les cours escomptent toujours les événements, c'est-à-dire qu'ils sont faits, non d'après ce qu'on sait, mais d'après ce qu'on espère ou que l'on redoute : telle compagnie de tramways n'a jamais distribué de dividendes; toutes ses ressources ont été absorbées par les frais d'installation qui seraient perdus en cas de liquidation; mais le bruit cours qu'elle a des chances d'obtenir une concession nouvelle; on ignore d'ailleurs ce que pourra produire l'exploitation de cette concession. N'importe, les cours des actions montent, puis oscillent, toujours sous l'influence de racontars favorables ou défavorables. L'événement se réalise-t-il ? Le spéculateur abandonne cette valeur qui ne donne plus assez de prise à l'incertain, et le voici de nouveau à l'affût des tuyaux...
M. H. termine en nous signalant comme très intéressant le rôle des évaluations de l'incertain dans les déterminations des Juristes. Il faut souhaiter en effet que cette étude tente quelque juriste français comme elle en a déjà tenté d'allemands et d'américains : le premier exemple qui se présente à l'esprit est celui de la détermination des indemnités en cas d'accidents du travail ou autres; mais il est probable que d'autres déterminations, moins aisément déchiffrables, n'en seraient que plus instructives.
(3) Revue des Deux Mondes, ler novembre 1895.
(4) On se rappelle la boutade de Napoléon qu'un mauvais général vaut mieux que deux bons. M. L. T.
(5) Etudes de Chirurgie. Paris, 1904.
N. D. L. R.