
Facteurs primaires et organisés
Article paru dans Le Spectateur, tome quatrième, n° 40, novembre 1912.
L'article commenté dans la note précédente illustre également une autre tendance naturelle consistant à envisager seulement comme causes les facteurs visibles, immédiats, organisés.
Nous faisons allusion à ces passages. «Il y a des agents de police pour arrêter les malfaiteurs, et si les agents sont ailleurs ce jour-là, il était préférable de laisser courir le voleur plutôt que de mettre un père de famille au tombeau. Et les biens d'autrui n'en seront peut-être pas mieux gardés: ils ne le seront certainement pas plus mal.
Sans doute, les agents de police sont nécessaires ; sans eux nous n'aurions pas de sécurité; mais il ne faut pas dire qu'ils contribuent exclusivement à notre quiétude. L'ordre public repose essentiellement sur la confance publique, sur la certitude où se trouve tout citoyen que, dans le cas où il viendrait à être attaqué, il trouvera main forte autour de lui pour le défendre ou pour protéger sa propriété; d'autre part le criminel sait qu'il serait arrêté, poursuivi, dénoncé par quiconque l'aura vu; la réprobation publique qui s'attache à l'auteur d'actes délictueux ou même simplement indélicats est la meilleure garantie de notre sécurité.
C'est pourquoi la police est beaucoup plus difficile dans les quartiers où la moralité est basse, où cette opinion publique ne vient pas s'ajouter aux forces de police.
Cette tendance à accorder une valeur prépondérante aux seuls éléments organisés de notre activité, au détriment des facteurs secondaires et naturels, se manifeste quotidiennement là où notre esprit n'est pas mis en garde, soit par une faculté critique naturelle, soit par l'acquis de l'expérience, principalement dans certains champs déterminés de notre activité. C'est elle, par exemple, qui rend compte des erreurs sur la part revenant aux parents dans l'éducation des enfants, de celles dans la conception de jeu et travail, travail et rêverie, etc.
Ici encore on remarque que les objets habituels de notre pensée impriment à notre esprit des directions instinctives auxquelles il est soumis dans certaines parties de notre activité. Nos actes, du moins la plupart, en dehors de ceux se rapportant à notre vie animale, sont volontaires, tendancieux et doivent aboutir à des effets précis dans le temps. Nous sommes habitués à apercevoir des rapports nécessaires de cause à effet entre les faits, associés un à un; un rapport nécessaire s'établit instinctivement entre deux faits d'un ordre quelconque de sorte que l'un appelle l'autre, est lié avec lui. Ainsi flânerie et rêverie, application et travail, faits enseignés et faits appris, discipline et rigueur, sécurité et police, etc. Si nous voulons arriver au second terme, nous devons employer nécessairement le premier, et il se présente seul à notre esprit avec ce caractère de totalité que M. Martin-Guelliot a si bien analysé dans le n° 20 de cette revue.
On ne prête pas attention aux éléments secondaires pour des raisons diverses. D'abord, comme nous venons de le dire parce que ne rentrant pas dans le cadre habituel de nos pensées, nous n'y pensons pas au moment où nous aurions à en faire usage et il est évident que pour la plupart de nos actes nous agissons d'instinct, en vertu d'habitudes acquises, ou après une très courte réflexion, sans pouvoir délibérer longuement. Ensuite, ces éléments secondaires sont très souvent marqués d'un caractère d'incertitude qui les rend impropres à l'action immédiate. Ainsi, si je suis attaqué, je suis certain qu'un agent me défendra, mais un passant se sauverait peut-être. Tantôt ces facteurs secondaires doivent faire l'objet d'un dosage minutieux pour lequel nous ne sommes pas prêts au moment de l'action et que beaucoup de personnes même sont incapables de faire à tête reposée; ou bien il y aurait lieu de faire des évaluations dont les bases nous échappent et qui répugnent également à l'esprit pratique et positif de beaucoup de gens. Tantôt encore les facteurs secondaires se présentent groupés confusément, indistinctement liés à d'autres facteurs plus éloignés encore dont il est difficile de faire abstraction; ou bien ces éléments secondaires nécessiteraient une preuve qui ne peut être faite soit que les effets de l'acte ne puissent être perçus qu'à grande distance, soit que la part des éléments secondaires dans le fait ne puisse être isolée, soit encore que les effets ne soient visibles que sur de grandes échelles après de multiples expériences ou qu'ils soient variables suivant des circonstances infinies se combinant entre elles à l'infini.
Toutes ces causes expliquent pourquoi les éléments secondaires des faits sont si souvent négligés quoique multiples et importants. Pour beaucoup de gens, ou dans beaucoup d'ordres d'activité, ils ne se présentent pas avec assez de force contre la cause perçue comme unique et directe.
Tout comme les faits sont des choses multiples, les causes des faits sont elles-mêmes souvent multiples. Nous ne devons pas l'oublier; surtout il est plus coupable de le faire dans la pensée écrite.
H. G.