
D'un exemple d'accord entre le folklore et la pensée spéculative
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 2, mai 1909.
C'est assurément une des tendances les mieux marquées de l'intelligence contemporaine de chercher dans la pensée active et sociale l'origine et le soutien des pensées spéculatives les plus hautes. — Les philosophes contemporains sont loin de déclarer qu'ils ne veulent point savoir s'il y a d'autres hommes autour d'eux, et l'on croirait à voir l'importance croissante que prend dans toutes leurs études l'introduction obligatoire sur l'état historique de la question qu'ils n'attribuent de valeur à leur œuvre qu'autant qu'elle n'est que le prolongement d'un mouvement qu'ils ne font que suivre. Cette prudence dont on a pu remarquer parfois les excès vraiment comiques n'est assurément chez beaucoup qu'un déguisement de l'impuissance, mais aussi elle est chez quelques autres la marque de la notion plus ou moins consciente de l'origine et de la vie des idées.
Si ces derniers tentent de s'absorber dans l'histoire, cest qu'ils sentent qu'on ne peut rien bâtir de solide qu'avec les matériaux qu'un long usage a préalablement triés et épurés, et que le grand penseur comme le grand écrivain est justement celui-là qui prend le mieux conscience des réalités idéologiques ou verbales et qui sait le mieux qu'on ne commande aux idées comme aux mots que précisément en leur obéissant.
Cependant, s'ils ont raison de chercher ainsi à prendre conscience des idées vivantes, ils ont tort de vouloir les trouver dans une simple succession chronologique de philosophes, car cette succession ne forme point un milieu social. Les idées dans les systèmes de ces philosophes sont déjà déformées et employées dans un but de construction. Ce qu'il faut imiter ce ne sont point ces philosophes mais seulement leur exemple. Ce n'est donc point dans leur propre construction qu'il faut chercher pour notre propre usage les matériaux nécessaires, mais là où ces mêmes philosophes ont été les chercher : dans la masse sociale où ils s'élaborent.
Tout le mouvement sociologique actuel indique cette vraie tendance et avec un sens des réalités qu'ont rarement les historiens. La sociologie permettra au penseur de reprendre contact avec les idées primitives et vivantes qui lui fournissent l'occasion des analyses les plus subtiles ou des spéculations les plus vigoureuses.
C'est ainsi que MM. Hubert et Mauss, dans leur dernier ouvrage : Mélanges d'Histoire des Religions, cherchent à retrouver l'origine religieuse et sociale de certaines notions courantes chez les philosophes. Leur étude de la représentation du temps dans la religion et la magie nous a semblé particulièrement intéressante. Pour la religion et la magie le temps n'est pas une quantité pure, homogène dans toutes ses parties, toujours comparable à elle-même et exactement mesurable. Dans les jugements qui portent sur le temps il entre autre chose que des considérations de plus, de moins, et d'autant : il entre des considérations d'aptitude, d'opportunité, de continuité, de constance. Ses unités de temps ne sont point des unités de mesure, mais les unités d'un rythme ou l'alternance des diversités ramène périodiquement du divers au semblable.
MM. Hubert et Mauss rapprochent avec raison ce conceptions primitives du temps des théories exposées par M. Bergson dans ses deux ouvrages: Essai sur les données immédiates, et Matière et Mémoire. M. Bergson en effet nous a montré d'une façon vraiment définitive que la quantité pure ne suffisait point à expliquer le temps. M. Bergson substitue comme élément générateur de la représentation du temps aux notions de grandeur, de position, de succession, celles de la tension active, par laquelle d'une part se réalise dans la conscience l'harmonie des durées indépendantes de rythmes différents et de l'autre se distribuent et circulent les images entre les différents plans de cette même conscience. C'est ainsi que s'achève dans son système le transport de l'idée de temps du domaine de la quantité pure à celui de la qualité.
Il est remarquable de constater l'accord des spéculations d'un grand penseur moderne avec les représentations les plus primitives de l'humanité. Si MM. Hubert et Mauss ont cru avec raison donner plus de force à leur analyse de l'idée sociale du temps en montrant l'analogie que présente cette idée avec les résultats où avaient abouti les analyses de M. Bergson, ils ont par contre renforcé d'autant les théories de ce dernier en montrant qu'elles n'étaient pas, comme on le lui a souvent reproché, un simple jeu d'esprit, mais qu'elles s'appuyaient au contraire sur les plus profondes réalités.
PAUL JACQUET.