
Équivoques
Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.
De London Opinion, 12 juillet 1913 :
Le marchand. — Est-ce que je peux vous vendre une bicyclette ? Seulement 150 francs.
Le paysan. — Pour ce prix-là j'achèterais une bonne vache.
Le marchand. - Oui, mais vous seriez drôle si vous vous promeniez dans la rue sur une vache.
Le paysan. - Ce ne serait peut-être pas plus drôle que de traire une bicyclette.
Le caractère ridicule de ces réparties montre comment une conversation dont les affirmations successives sont non seulement exactes isolément, mais ne présentent les unes avec les autres aucune opposition quant à leur sens matériel, et dans laquelle il n'y a même aucune équivoque, peut cependant être tout à fait inadmissible. Il est évident que la conversation précédente « ne se tient pas », et cela faute de l'armature qui doit soutenir toute conversation et que fournit aux interlocuteurs la connaissance d'une situation de fait et des intentions l'un de l'autre, connaissance que chacun d'eux suppose implicitement chez l'autre identique à ce qu'elle est chez lui-même. Dès qu'il y a décalage entre ce qu'on pourrait appeler les bases des deux interlocuteurs, que ce décalage soit le fait de la mauvaise foi, de la bêtise, d'une erreur matérielle, ou de quoi que ce soit, tout se passe comme s'il y avait dans la conversation un quiproquo proprement dit : mais c'est un quiproquo d'intention, de direction générale des phrases, ne portant pas, comme le quiproquo de mots, sur un point nettement déterminé. Il n'y a pas à insister, pour la conversation rapportée plus haut, sur le décalage entre les « bases » du marchand et du paysan. Le premier part de l'idée que le second veut acheter une « monture » et craint seulement de la payer trop cher. Celui-ci songe plutôt à la somme qu'il a à dépenser pour le mieux, et, voulant marquer qu'il trouve trop élevé le prix de la bicyclette, recourt à une comparaison avec ce qu'il connaît le mieux et ce qui sans doute représente pour lui la valeur d'utilité par excellence. Le marchand, suivant alors l'idée de monture, feint de n'interpréter la comparaison entre la bicyclette et la vache que sous cette catégorie particulière, mais il s'attire de la part du paysan une réplique construite symétriquement à la sienne et consistant à juger, si l'on peut dire, la bicyclette du point de vue « vache », comme la vache l'avait été du point de vue « bicyclette ». Si l'on fait abstraction, non seulement de l'exagération due à l'intention humoristique, mais même de celle qui dans la réalité pourrait être due à l'intention de berner son prochain, il reste un exemple net d'une conversation qui « ne se tient pas », en dépit de l'absence de tout quiproquo caractérisé. L'explication qui a été ébauchée de ce phénomène, le décalage entre les bases de chaque interlocuteur, laisse prévoir, ce que confirme l'expérience quotidienne, qu'il doit être incomparablement plus fréquent, en présence de toute bonne foi et de conditions intellectuelles favorables, lorsqu'il s'agit non plus de deux interlocuteurs, mais de trois ou d'un plus grand nombre.