
...En France...
Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 56, avril 1914.
Je découpe pour vous, dans un article que le si expert connaisseur des choses russes, Maurice Baring, vient de publier dans la Russian Review, le passage suivant où je crois trouver un écho de réflexions qui ont été faites dans le Spectateur, au moins incidemment.
« Prenez ces fautes criantes que certains critiques russes mettent en évidence et déplorent comme étant les plaies les plus malades et les points les plus faibles de la vie et du caractère de la nation, et il vous sera facile de leur trouver des équivalents — to match them - dans les autres pays d'Europe et en Amérique. Et vous trouverez souvent que ce qui est attribué aux maux d'une forme particulière de gouvernement est très souvent en réalité le résultat du péché originel, et est commun à tous les pays, sous des formes et des noms qui diffèrent. »
Notez que Maurice Baring n'est pas absolu dans son affirmation : il la tempère d'un « souvent », d'un « très souvent », et il a raison, je crois, de ne pas innocenter la forme du gouvernement, question de méthode et par suite question importante, comme vous le faites remarquer justement dans le commentaire dont vous avez accompagné, il y a quelques mois, la belle citation de Marcel Sembat.
Mais, de même qu'en présence de fautes individuelles constatées, il ne faut pas s'en tenir aux individus qui les ont commises, mais remonter aux institutions qui les ont laissé commettre, de même, en présence des défauts des institutions, il faut s'assurer que des institutions autres n'auraient pas les mêmes défauts ou des défauts aussi pernicieux par suite d'une nécessité de la nature humaine. Les deux précautions sont également destinées à nous préserver de chimères, agissant peut-être en sens inverse, mais aussi nuisibles les unes que les autres.
Je ne veux parler, après Maurice Baring, que de la seconde illusion, celle qui consiste à oublier ce qu'il appelle le péché originel, ce que j'appelle, moi, les nécessités de la nature humaine. Voici un mal, semblons-nous dire, il me choque, il m'étonne, c'est donc qu'il est une exception, c'est donc qu'il est dû à quelque circonstance exceptionnelle. Déduction vraisemblable, mais fausse. Ce n'est pas seulement l'exceptionnel qui choque, ni même qui étonne. Ce n'est pas, vous l'avez dit une fois, ce qui est dans l'ordre qui est le plus ordinaire, le plus habituel.
Maurice Baring nous invite à ces réflexions pour nous amener à juger plus justement un peuple étranger. Mais à l'égard de nous-mêmes, de notre pays, pareille invitation n'est pas moins utile. Nous constatons en abus, un excès d'esprit bureaucratique par exemple. Aussitôt, par la façon même dont nous formulons cette constatation, en disant: « En France, les choses se passent de telle façon », nous préjugeons plus ou moins nettement que l'abus est spécial à notre pays, parfois sans rien connaître des autres pays, où peut-être il en est de même. Ce qui m'amuse fort, moi qui passe une partie de mon temps en Angleterre, c'est que j'y observe absolument la même chose, et de même que j'entends en France s'écrier: « Cela ne se passe pas comme ça en Angleterre », j'entends ici, parfois exactement sur le même sujet: « Things are not like that in France ». Je me demande si, à côté de causes plus profondes telles que le charme des souvenirs de jeunesse, il n'y a pas aussi cette simple illusion d'optique dans le cas des vieillards qui ont toujours à la bouche l'opposition entre « De nos jours... » et « De mon temps... » La désapprobation, fondée d'ailleurs ou non, amène à penser que la chose est exceptionnelle, spéciale à l'époque, et on ne prend pas la peine de se demander s'il en était autrement jadis.
L. de Hautmont.