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couverture de la revue Le Spectateur

Du recours à la compétence professionnelle

Article paru dans Le Spectateur, tome deuxième, n° 10, février 1910.

Une grossière illusion, due à une de ces symétries apparentes qu'affectionne le sens commun, peut seule amener à penser que le développement parallèle des connaissances scientifiques et des idées démocratiques a supprimé l'importance légitime de l'argument d'autorité, c'est-à-dire de la nécessité, dans l'appréciation d'un acte ou d'un avis, de tenir compte de la personnalité de celui dont il émane. Bien au contraire la multiplicité croissante des ordres d'étude d'une part, et d'autre part le souci toujours plus grand, du moins en principe, de réaliser en toute circonstance la solution la plus favorable à l'intérêt général ontrendu de plus en plus nécessaire et de plus en plus souhaitable que chaque individu ait un champ d'activité nettement délimité et strictement approprié à ses capacités, comme aussi que dans le cas où la collectivité a besoin d'une direction ou d'un conseil elle s'adresse au plus qualifié de ses membres, Il convient en un mot que s'il s'agit d'un poste à remplir on ait the right man in the right place, et de même dans une situation critique, plutôt qu'à des règles mécaniques d'action, c'est à cet ensemble complexe, indéfinissable et souple de qualités qu'est une personnalité humaine qu'il faut recourir: comme le disent encore les Anglais, doublement experts par une longue tradition de gouvernement parlementaire et de pratique des affaires, ce qui importe, ce sont les hommes, non les mesures : men, not measures.
[...?] disciplines. Mais à supposer même que pour chaque profession ces disciplines soient choisies le plus judicieusement qu'il se puisse, on ne doit pas oublier que les disciplines, même les plus éloignées en apparence, se distinguent moins par les objets réels et concrets auxquels elles s'appliquent que par la nature des questions qu'elles se posent à leur égard. Pour être plus aisément compris, choisissons un exemple : y a-t-il a première vue, sauf peut-être pour une ou deux des combinaisons possibles, une étroite parenté entre deux quelconques des quatre disciplines suivantes : géologie, constructions métalliques, géographie économique, science financière? et cependant les quatre faisceaux de considérations qu'elles représentent ne devront-ils pas être amenés, avec bien d'autres que nous oublions, à converger sur un seul point s'il s'agit de décider la construction d'une voie ferrée : quel sera en raison de la nature du terrain le montant des dépenses d'infrastructure, — le coût des ponts métalliques à lancer sur les ravins? — d'un autre côté quel profit peut-on attendre du trafic des marchandises de ou pour la région?- et enfin que permet l'état actuel du marché où doit se négocier l'emprunt? Et il faut se garder d'oublier deux choses : la première qu'il est pratiquement impossible pour un seul homme d'acquérir une compétence suffisante dans toutes les disciplines se rapportant à un problème concret et déterminé, — la seconde qu'il ne suffit pas de « sérier » les questions, car elles s'enchevêtrent de façon parfois inextricable dans la pratique, la solution de chacune dépendant de celles de toute les autres. C'est dire combien peuvent être injustifiées les accusations portées contre celui qui a pris une décision lorsqu'on lui reproche de ne pas avoir « tout bonnement » interrogé chaque spécialiste sur la question de sa compétence. Il se peut qu'il l'ait parfaitement fait, que les réponses reçues par lui aient été irréprochables, mais que leur combinaison en vue de la décision pratique ait dû se borner, par la nature même des choses, à une « cote mal taillée ». La compétence professionnelle des consultés, et par suite la rigueur scientifique de leurs réponses a beau être absolue dans chaque ordre d'idées : la multiplicité des points de vue à examiner pour chaque question peut entraîner et entrainera le plus souvent un décalage dans le résultat pratique global.

Pour être difficile le rôle de l'exécutant n'en est pas moins possible et susceptible d'être plus ou moins bien rempli. Ce qu'on appelle le talent d'administrateur, avec une légère nuance dépréciatrice par suite précisément du respect exclusif qu'on a pour les compétences spécialisées, plus nettes et plus aisément vérifiables, — et aussi d'un terme un peu équivoque parce qu'il peut prêter à confusion avec la capacité vraiment spécialisée de l'administrateur au sens restreint de gérant financier, — le talent d'administrateur donc est précisément celui qui consiste, dans les cas douteux de recours à une compétence professionnelle, à savoir à quels ordres de compétences il faut faire appel et dans quelle mesure il faut tenir compte de leurs avis et les combiner.

Remarquons seulement qu'un grand nombre de situations mixtes réclameraient pour être parfaitement remplies au moins deux compétences particulières bien déterminées, en éliminant ces capacités d'ordre général que les textes législatifs attribuent au « bon père de famille ». Si l'on songe à cela, beaucoup de propositions qu'on présente comme évidentes apparaissent sinon comme fausses du moins comme ne représentant qu'une partie de la vérité. Le grand éditeur est un commerçant comme les autres et c'est donc avant tout des qualités commerciales qu'il lui faut : sans doute, mais dans ce cas particulier une de ces qualités, et non la moindre, sera celle de critique littéraire; — le directeur d'un collège ou celui d'un hôpital est un administrateur et ce sont les qualités administratives qu'il lui faut : oui encore, mais à condition qu'il sache exactement reconnaître les cas où une question technique se présente et la poser alors au pédagogue ou au médecin compétent sous la forme même qui doit amener une réponse revêtant elle aussi la forme susceptible de s'insérer dans son programme d'action à lui; car s'il est bien facile de dire en gros à un homme chargé d'un service complexe: vous vous renseignerez auprès des spécialistes, il est souvent au contraire infiniment malaisé de savoir dans le détail des applications quand et comment il faut se renseigner.

De même dans certaines discussions sociales croit-on qu'à côté des points de fait et des grandes idées en cause il n'y ait pas parfois de pures questions de compétence présentant précisément ce genre de difficultés et qu'il ne faut pas confondre avec les questions de compétence juridique? Qu'est-ce autre chose que la question des juridictions spéciales qui s'est posée avec tant d'âpreté dans une affaire retentissante? Est-ce la technique de la profession justement privilégiée à laquelle appartient l'accusé, profession militaire par exemple, ou bien la technique formelle de la pratique judiciaire qui assure la meilleure qualification lorsqu'il s'agit de (a) juger (b) un militaire? Dans cette même affaire retentissante n'a-t-on pas soulevé, non sans quelque raison, la question de la compétence spéciale à l'égard de certaines faces de la question de savants épigraphistes, d'anthropologistes statisticiens, thématiciens experts dans la théorie des probabilités? Et, chose étrange, on ne discute jamais de façon détaillée ces questions de compétence, chacun n'apercervant dans le problème que ce qui ressortit à ses objets d'études accoutumés ne soupçonne même pas qu'il puisse y avoir d'autres faces à examiner, et à l'intransigeance de parti qui, quelque violente qu'elle soit, consent parfois à discuter un point précis de fait ou de doctrine, s'ajoute le fait de la spécialisation professionnelle qui, le plus souvent, semble-t-il, de très bonne foi, ne s'aperçoit même pas de la multiplicité des points de vue.

Et, il convient d'insister sur ce point, il y a des professions qui, par le contact très large qu'elles ont avec l'ensemble de la vie sociale, ont sans cesse à se méfier de cette tendance à passer à côté de problèmes qu'on estime résolus parce qu'on ignore les termes où ils se posent. On ne voit les difficultés d'une tâche que quand on la connaît bien; de loin, tout paraît facile; aussi la tendance est-elle grande pour un législateur par exemple de s'en fier à son bon sens, à son intelligence générale, pour résoudre en quelques lignes des problèmes dont seuls ceux qui ont tous les jours à se les poser peuvent mesurer l'extrême complexité. De même au cours d'un procès où se pose par exemple quelque problème de technique industrielle un magistrat risquera fort de ne voir qu'une solution possible, la plus apparente, mais non pas peut-être la plus sûre, à une question de métier, là où l'expert, plus averti, devra examiner trois ou quatre cas également probables.

Ces quelques exemples montrent que les conflits de compétence réelle présente des difficultés autrement grandes que les fameux conflits de compétence judiciaire. Il faut pour les résoudre une sorte de compétence générale sachant se placer à un point de vue supérieur à celui des spécialistes. Cette compétence générale, que nous désignions plus haut, sous les réserves qu'il convient, par le terme de talent d'administrateur, nous allons avoir l'occasion en examinant les exceptions légitimes aux régles de la spécialisation professionnelle d'en analyser avec un peu plus de détail la nature et la fonction.

II. Exceptions légitimes. — Dans la partie précédente de notre étude nous avons cru devoir insister sur les circonstances où le concours inattendu de spécialisations peu voisines apparaissait comme nécessaire. Mais il est des cas dans la pratique, les plus nombreux sans doute, où les spécialisations à faire intervenir, si elles sont en nombre multiple, sont du moins assez apparentées pour qu'un indívidu possédant l'une d'elles ne soit pas vraisemblablement étranger aux autres. Il est bien certain par exemple que quelque effroyablement complexes que soient les attributions d'un département ministériel comme celui de la Guerre, de la Marine ou des Travaux Publics on dira quelque chose de très précis en disant que le Président du Conseil a mis à leur tête des spécialistes, si c'est d'un général, d'un amiral, d'un ingénieur qu'on entend successivement parler.

La question qui se pose alors est de savoir s'il est préférable de choisir ainsi un spécialiste, au sens large qui vient d'être défini, ou bien de chercher, en dehors des professions qui semblent indiquées, une capacité moins spécialisée. L'exemple de choix désastreux auxquels a parfois conduit la faveur des souverains... ou celle des assemblées, l'assimilation inconsciente au cas des métiers particuliers dont on a le spectacle quotidien, font conclure en général en faveur du spécialiste. Et il sembie bien en effet que celui-ci offre des garanties exclusives: connaissant le détail des travaux il sait les points sur lesquels doit surtout porter son attention et doivent peut-être intervenir les réformes et il peut fixer les limites jusqu'où sont praticables ces dernières. Mais la familiarité avec un ordre de choses porte avec elle, comme son propre revers, cet émoussement que produit l'accoutumance. Le spectacle quotidien de tableau devient cadre, et les abus qu'il peut présenter n'apparaissent plus à la conscience. Si même ils sont aperçus on les considère plus aisément comme un mal nécessaire. Enfin parmi les remèdes qui se présentent on est plus porté à en rejeter comme impraticables, habitué qu'on est à considérer ce à quoi on n'est pas accoutumé comme proprement irréalisable et à confondre avec les limites de ce qui est les limites du possible. L'éducation, l'apprentissage, au sens le plus étendu de ces termes, contribuent assurément à élargir l'esprit, à ouvrir en quelque sorte de nouveaux canaux aux associations d'idées, mais aussi ils en ferment quelques-uns, de même qu'une artère importante d'une grande ville annihile pratiquement la circulation sur les voies parallèles. Ainsi nous avons vu des juristes ne rien trouver à répondre à des profanes leur demandant ce que la loi disait sur tel point, alors qu'il s'agissait d'une difficulté réglée par un décret ou un règlement; ils ne se moquaient pas de leur interlocuteur : de très bonne foi ils ne « comprenaient » plus le mot loi autrement qu'au sens strict du droit constitutionnel. Nous avons assisté de même dans un important bureau de poste à un quiproquo demeuré inextricable entre un domestique parlant d'une somme « réclamée » par l'administration des téléphones et un employé incapable de comprendre le mot réclamé autrement qu'au sens officiel de son administration, où il s'applique à une somme dont le délai de paiement est déjà expiré, alors que le domestique, selon l'usage de la langue vulgaire, voulait se renseigner sur un simple avis de paiement.

Ces exemples empruntés à la vie courante ont peu de portée, mais chacun pourra les généraliser dans la profession qu'il pratique. Pour revenir au rôle bienfaisant que peut jouer une intelligence non spécialisée à la tête d'un corps de spécialistes, nous l'exprimerons simplement en disant qu'il consiste à détruire l'effet aplanisseur de la routine et de l'accoutumance. De même qu'un voyageur est frappé dans une ville étrangère par des laideurs et des beautés qu'il ne « voit » même plus dans sa ville habituelle, de même il se révèle à l'outsider des abus et des ressources que ne soupçonne pas le plus consciencieux et le plus avisé des professionnels.

Mais il faut faire intervenir ici une restriction importante. Une fois qu'il aura découvert les points appelant des réformes et qu'il les aura signalés sans réserves, le chef se montrera très prudent sur la question de leur réalisation. C'est là que devra intervenir son talent d'administrateur. Parmi les spécialités voisines mais cependant différentes qui constituent son conseil, il devra d'abord choisir celles qui sont susceptibles de l'éclairer utilement, leur poser des questions précises, exiger d'eux une égale précision en les mettant en garde contre cet esprit de routine qui les ferait conclure a priori à l'impossibilité de toute nouveauté, puis combiner les données en les corrigeant les unes par les autres lorsqu'elles seront conciliables, en éliminant les moins sûres lorsqu'il s'en présentera de contradictoires. Ce talent qui chez un Napoléon devient le génie politique est plus fréquent qu'on ne le croit : Louvois n'était pas général; au xix° siècle peu de ministres de la Marine ont été, à en croire les spécialistes, meilleurs que Chasseloup-Laubat qui, choisi par Napoléon III, n'était pas plus amiral que ne l'avait été Colbert; et il ne sera pas déplacé d'ajouter à ces noms celui de notre actuel ministre des Travaux Publics, M. Millerand, dont les réformes sur certains points de détails de l'administration postale sont des modèles de « logique de l'action », bien qu'il n'ait été, que nous sachions, ni ingénieur électricien, ni receveur des postes.

Aussi bien qu'aux non-spécialistes ces réflexions s'appliquent aux spécialistes d'une discipline différente. Sans doute M. Berthelot s'est montré médiocre au ministère des Affaires étrangères, mais ce n'a pas été parce qu'il était un grand chimiste : on ne saurait légitimer les quolibets élevés à ce dernier titre contre sa nomination et qui n'auraient su où s'accrocher s'il se fut agi d'un « sans profession » ou même d'un spécialiste plus terne.

Ce talent d'administrateur se définirait assez bien un tour d'esprit algébrique, non pas peut-être que l'étude de l'algèbre le favorise spécialement, mais parce qu'il présente les caractères formels de la méthode algébrique. Tout d'abord il doit viser à être complet, exhaustif, et, de même que l'algébriste fait intervenir dans ses calculs sous forme de lettres des éléments indéterminés, de même il lui faut faire intervenir dans ses combinaisons mentales des éléments dont il doit admettre l'existence et le rôle tout en ignorant leur nature exacte et leur importance précise, que lui révèleront justement les spécialistes auxquels il devra s'adresser; il y a encore quelque chose d'algébrique dans le mode même de combinaison, de compensation, d'élimination des éléments fournis par l'expérience et dont le résultat, la formule générale, plus que les détails d'application laissés aux sous-ordres, importe particulièrement au grand chef.

Mais, encore une fois, ces détails d'application pensent acquérir une importance qu'une hypothèse per- mettra de mesurer à son exacte valeur. Supposons que Napoléon, avec tout son génie stratégique, se trouve transporté au quartier-général sur le théâtre d'une guerre contemporaine et qu'un corps idéal d'officiers d'état-major le mette rapidement au courant de la position des troupes en présence, des renforts possibles amis et ennemis, et enfin, last not least, du perfectionnement des armements, des communications téléphoniques, des transports, avec cette seule restriction qu'il néglige de lui fournir des données numériques sur la vitesse des trains et lui indique seulement de façon vague qu'elle est très supérieure à ce qu'était celle des transports qu'il a connus. Nécessairement, pour ses calculs, Napoléon, s'il ne songe pas à mieux se documenter devra adopter une certaine valeur, inférieure ou supérieure à la réalité, qui en faussera les résultats de façon peut-être désastreuse : s'il l'exagère, il escomptera des réserves qui lui feront défaut; s'il la diminue, il escomptera à tort le loisir de tenter un mouvement hardi avant que l'adversaire ne dispose de ses renforts. On voit par là l'importance immense, irréductible, que conserve, en présence de l'intelligence la plus géniale, cet irrationnel, comme disent les philosophes, qu'est une donnée de fait, et surtout la donnée de fait la plus précisément déterminée, la donnée quantitative.

Lorsque encore elle est numérique, elle est aisément communicable, et l'on peut à la rigueur se renseigner à son sujet. Mais à l'ordinaire l'évaluation explicite n'en est pas possible. Pour en avoir le « sentiment », comme on dit, — pour ne pas répondre vaguement que telle mesure est « dangereuse », que telle dépense à engager ou tel effort à demander à des hommes est « énorme », mais au contraire pour juger, avec la certitude voulue, que cette mesure est plus dangereuse que telle ou telle autre, que cette dépense est supérieure aux ressources, ou cet effort à la résistance, que l'une et l'autre sont disproportionnés à l'effet qu'on en attend, - en un mot, pour être précis, dans les actes plus encore que dans les paroles, il faut porter en soi une longue expérience accumulée ou plutôt « intégrée » dans l'intelligence; et cette capacité, seuls les professionnels peuvent la posséder.

Issue de l'expérience, elle en a les limites, et ce sont celles-ci que nous allons essayer de déterminer.

II. Limitations nécessaires. — A trop demander on risque de ne rien obtenir. Ce n'est pas là seulement une règle d'action pratique, mais une loi de toute logique : les conclusions participent des limitations de leurs prémisses. Tel est donc en particulier le cas de la compétence professionnelle : fruit de l'expérience, c'est-à-dire du passé, elle n'assure l'avenir que dans la mesure où il reproduit le passé ou, si l'on préfère, dans la mesure où passé et avenir se confondent dans ce qu'on appelle d'un seul mot le normal. On se gardera d'oublier que cette notion de normal est relative dans l'espace comme dans le temps. Pas plus que l'avis du vieillard qui n'a « rien appris ni rien oublié », ne sera décisive l'opinion du spécialiste le plus autorisé qui prétendrait étendre a priori ses conclusions à des circonstances et des climats étrangers à son expérience. Cette dépendance du domaine d'application des connaissances à l'égard de la source de ces connaissances est d'autant plus étroite que sont plus complexes les conditions de l'action, davantage par exemple en médecine qu'en mécanique, en politique qu'en médecine. D'ailleurs, dans les professions où il importe plutôt d'agir avec décision que de réfléchir avec prudence, le rôle prépondérant de l'apprentissage en quelque sorte manuel, de la Fertigheit, laissera un peu dans l'ombre ce contrôle indispensable au contraire au raisonnement généralisateur.

Mais sous ces nuances de détails il n'en apparaît pas moins nettement une vérité indiscutable donnant lieu à deux règles corrélatives, l'une pour les spécialistes, l'autre pour l'opinion qui les juge.

Pour les spécialistes, règle de prudence, qu'il est en général moins nécessaire de leur rappeler à eux-mêmes, instruits qu'ils sont par leur expérience quotidienne, qu'aux coteries qui les entourent, trop portées souvent à les considérer comme des dieux et à voir dans leur compétence plutôt que le résultat d'une vie de recherches et de labeur le fait d'une intuition qui, si elle était comme elles la conçoivent, serait plus charlatanesque que scientifique.

Pour l'opinion publique, règle de prudence aussi, mais en un autre sens, à savoir précepte de justice ne rendant les spécialistes responsables de leurs échecs que s'ils ont pu raisonnablement, au regard de leur conscience professionnelle, prévoir et prévenir les causes de leur insuccès. M. Marcel Le Tellier a cité à ce sujet, en rapport avec son étude des évaluations pratiques de l'incertain, les cas si caractéristiques du chef militaire et du chirurgien (Le Spectateur, I, n° 7, p. 310). Il serait de même fort instructif d'étudier dans cet ordre d'idées les accusations portées contre les ingénieurs au sujet des désastres causés actuellement (janvier 1910) par l'inondation de la Seine à Paris. Il ne suffit pas de dire qu'ils sont excusables de ne pas les avoir prévus, il faut se rappeler ce que disait Belgrand en 1873 : « le souvenir des derniers désastres est même si éloigné de nous que ceux qui parlent de précautions à prendre pour en empêcher le retour risquent fort d'être traités comme des fous et des visionnaires. » (1)

Ce sujet d'actualité nous a fait un peu dévier de notre ligne de raisonnement en signalant un cas où, même prévu, l'événement fortuit n'aurait pas été nécessairement pallié. On voit immédiatement que le cas plus directement visé aurait dû être celui où, réellement trop fortuit ou étranger à l'expérience du professionnel sans qu'il y ait de sa faute, il ne pouvait pas humainement être prévu. C'est bien là le fait d'une limitation légitime de la compétence due aux limites mêmes de son acquisition.

Une autre limitation, que nous ne signalerons que pour mémoire, se rapporte au fait mental de la déformation professionnelle que nous avons étudiée en vue des « exceptions légitimes ». Nous l'avons entendu invoquer très nettement par un homme de valeur qui, lisant dans un journal un article sur une question maritime controversée dû à un spécialiste de ces matières, en mettait les conclusions en doute parce que ce publiciste « avait certainement des idées toutes faites ». L'objection était très spécieuse et fort difficile à réfuter: il est certain que le choix est parfois malaisé entre une information qui peut être tendancieuse et une ignorance intelligente qui a des chances d'être impartiale. Là encore il semble que s'impose un de ces compromis «algébriques » que nous esquissions plus haut.

Conclusion. - Nous avons touché quelques-uns des problèmes qui nous semblent les plus importants parmi ceux que soulève le recours à la compétence professionnelle. À vrai dire nous n'avons nullement prétendu aborder le problème fondamental de la nature même de cette compétence, qui devrait être précédé d'un nombre incalculable d'études monographíques reposant à la fois sur des expérimentations psychologiques et des observations sociales. Nous avons voulu seulement, en nous écartant aussi peu que possible de la notion commune de cette compétence, montrer les écueils que comportait l'intervention de cette notion dans les raisonnements et les controverses pratiques.

Le précepte qui nous semble de nature à éviter les plus dangereux de ces écueils est celui qui enjoint de se souvenir que, comme toute fonction psychologique, la compétence est prisonnière de ses origines et restreinte à leurs propres limites, mais qu'en même temps elle a sur de prétendus talents improvisés l'avantage, modeste mais solide, d'être, plus exactement que le génie, « une longue patience ».

RENÉ MARTIN-GUELLIOT.


(1) Cité par M. Stanislas Meunier dans le Figaro du 29 janvier 1910.

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