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couverture de la revue Le Spectateur

Du fonctionnement réel de l'intelligence

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 1, avril 1909.

La conformité d'un mode de raisonnement aux conditions posées par la logique ne rend pas en général un compte exact de la fréquence de son emploi et des chances qu'il a d'assurer l'acquiescement dans les conversations familières, les discussions pratiques ou les controverses sociales. Dans celles même des sciences où la logique règne en maîtresse indiscutée sur les modes de démonstration, il est permis de douter que l'inventeur dans la recherche de la vérité ou le maître dans l'exposé pédagogique des résultats suivent des procédés rigoureusement théoriques. Que dire enfin du travail mental de ces hommes d'action : tacticiens, politiques ou financiers, qui, en présence d'une situation infiniment complexe, se déterminent en quelques instants à une décision dont l'avenir prouve l'opportunité, mais qu'ils n'auraient été à même de justifier à l'avance que par de longs et pénibles raisonnements ?
Quelque incomplètes que soient ces considérations, elles permettent d'entrevoir l'étendue du champ d'observation que peut constituer, à côté de la logique théorique et de la méthodologie scientifique, le fonctionnement réel de l'intelligence. C'est surtout en raison de sa complexité qu'on est amené à distinguer celui-ci de ce que serait une application directe des disciplines logiques idéales. Indépendamment de toute analyse détaillée, cette complexité se manifeste par des caractères qui, à ne considérer le travail de la pensée que dans ses seuls éléments intellectuels, le rapprochent des autres formes de la vie de la conscience. Le premier de ces caractères consiste dans la possibilité d'appliquer la notion de degré à des opérations intellectuelles, — raisonnement plus ou moins serré, plus ou moins spécieux, appliqué avec plus ou moins d'intelligence, distinction plus ou moins subtile, etc., — ou à l'intelligence tout entière d'un individu (1). Un second caractère de la pensée réelle réside dans une forme d'initiative qui n'est pas sans analogie avec celle de l'action et qui se manifeste par la diversité des opinions, par la possibilité de l'erreur, par l'importance que peut avoir la manière de présenter les choses dans la plaidoirie de l'avocat, par exemple, ou mieux encore, puisqu'ici il est plus facile d'éliminer tout élément qui ne serait pas purement intellectuel, dans l'explication du professeur.

Avant de chercher la méthode qu'il convient d'appliquer à l'étude de ce fonctionnement réel de l'intelligence, dont, comme on le voit, une observation même peu attentive montre la complexité, il importe de s'efforcer, par une analyse aussi courte que possible du travail ordinaire de la pensée, de déterminer à quoi tiennent des caractères si contraires à la pureté de lignes de la logique classique. On distingue en général dans un raisonnement les éléments suivants, dont, dans certains cas, quelques-uns peuvent disparaître complètement ou être remplacés par d'autres équivalents sans qu'il en résulte, pour la démonstration ultérieure, de modifications nécessaires.

I. Une situation de fait, objet du raisonnement.
II. Un système de principes et de lois d'ordre expérimental, suffisant théoriquement à amener la conclusion dans les questions dites de fait.
III. Un ensemble assez complexe d'éléments d'appréciation destinés, sur les bases fournies par les éléments précédents, à produire la conclusion dans les questions de droit, c'est-à-dire de valeur théorique, et dans les questions d'opportunité, c'est-à-dire de valeur pratique, et consistant :
    a) Les uns en jugements de valeur dictés par des lois morales, des traditions religieuses, nationales ou familiales, des convenances sociales, des goûts personnels plus ou moins réfléchis ;
    b) Les autres en influences non exprimées d'ordre émotif, passionnel, ou même purement physiologique. Il convient maintenant de se demander comment la complexité, la variation, la diversité, l'initiative peuvent s'introduire dans le raisonnement ainsi analysé et d'interroger d'abord le sens commun à ce sujet.
Chose étrange et qui mériterait une tentative d'explication, le sens commun qui sait parfois reprocher avec finesse à la logique théorique la rigueur qui l'empêche de se plier aux exigences de la pratique, est en général d'accord avec elle, lorsqu'il réfléchit sur son propre fonctionnement, pour mettre ces éléments de complexité ou d'erreur sur le compte unique d'influences extra-intellectuelles ou du moins étrangères aux formes supérieures de l'intelligence. Aussi sa réponse serait-elle vraisemblablement la suivante :

« La diversité peut quelquefois provenir de différences matérielles dans la perception ou l'enregistrement des faits ; elle peut être due aussi à l'emploi de lois et de principes douteux et par suite susceptibles de varier de l'un à l'autre. D'ailleurs, dans les deux cas, la vérité, pour les questions de fait, étant une, on doit, sauf quelques restrictions, considérer toute diversité comme indice d'erreur.
Du reste, dans l'immense majorité des cas et de façon toute naturelle, alors que les causes précédentes étaient essentiellement anormales, la diversité des conclusions théoriques ou des résolutions pratiques vient des influences d'appréciation, supposées d'ailleurs légitimes, indifférentes ou répréhensibles. A ce même point de vue, c'est dans le soin et parfois le courage à se soustraire à des influences de ce genre, là où le sujet ne les comporte pas, que réside le devoir des chercheurs austères de la vérité impersonnelle et c'est inversement à son habileté à conspirer avec celles qu'il suppose latentes dans son auditoire que l'orateur de la tribune ou du barreau doit une grande part de son succès. »

Il semble qu'une observation plus attentive doive conduire à attribuer une variété plus grande et surtout un caractère plus intellectuel à la façon dont peuvent s'introduire la diversité ou l'erreur dans un raisonnement. Il y a place pour l'une et l'autre à chacune des étapes qui ont été distinguées plus haut dans la marche de la pensée.
Tout d'abord, les faits n'ont pas cette netteté qu'on leur suppose lorsqu'on croit, dans une discussion, couper court à toute objection par la déclaration : c'est un fait. La critique scientifique de ces dernières années, qui suivait en cela l'initiative hardie de la pensée bergsonienne et qui est d'ailleurs applicable à l'expérience la plus commune, a montré que la partie la plus délicate de l'observation d'un fait, consiste à l'isoler, à le découper dans la masse de l'expérience, travail dans lequel l'esprit est souvent guidé par des caractères objectifs, mais dans lequel, souvent aussi, il doit faire preuve d'une ingéniosité plus ou moins audacieuse et plus ou moins avisée, susceptible par suite d'introduire à plus ou moins juste titre plus ou moins de diversité. Et surtout les faits ne figurent guère, dans la réflexion comme dans la discussion, que représentés par des mots, ce qui suppose, avant tout travail conscient, une classification plus ou moins réfléchie, par suite plus ou moins judicieuse, qui influe souvent de façon décisive sur toute la marche ultérieure de la pensée.
Cet élément irraisonné, mais non pas irrationnel, introduit par le langage, a surtout de l'influence lorsque, comme c'est le cas pour la plupart des situations concrètes un peu complexes, l'esprit rencontre de l'ambiguïté dans le choix des lois expérimentales d'interprétation ou des principes d'appréciation auxquels il doit faire appel. L'influence du langage n'est du reste pas la seule à agir ici et c'est dans les tendances qui dirigent alors l'esprit vers l'un ou l'autre des principes supposés également admis par lui, autant que dans la teneur de ces principes expressément énoncés dans un moment de réflexion consciente, qu'il faut chercher la caractéristique la plus nette peut-être d'une « tournure d'esprit », d'une « mentalité ». Ces tendances sont parfois si défi- nies chez un individu ou chez tout un groupement qu'on peut souvent tenter de les énoncer en principes qui prendraient place au-dessus de ceux dont ils déterminent l'application ou dont, en cas de conflit, ils règlent le compromis, de même que les principes logiques de non-contradiction et de raison suffisante ou les lois les plus générales de l'expérience ou de la science prennent place au-dessus des lois les moins générales.
Si les faits précédents risquaient d'être perdus de vue, il n'en est pas de même de l'influence des éléments d'appréciation d'origine non-rationnelle qui est au contraire souvent signalée; mais on oublie fréquemment, en raison de cette origine, de montrer la très large place que font ces éléments à un exercice nettement intellectuel de la pensée. N'est-ce pas cependant un fait d'expérience courante que les sentiments artistiques et personnels, les cas de conscience, les convenances sociales relatives au point d'honneur ou à l'urbanité sont le règne privilégié du sens des nuances et conçoit-on que puissent réussir dans leurs desseins sans une intelligence particulièrement subtile un critique d'art, un romancier ou un dramaturge psychologue, un casuiste ou encore le courtisan de Balthasar Castiglione ou l'honnête homme de Pascal?
De même les arguments les plus audacieusement sophistiques ou les plus naïvement intéressés, ou encore les « raisonnements de justification » qu'étudie M. Ribot dans la Logique des Sentiments ne peuvent escompter quelque crédit que s'ils épousent les exigences logiques que n'abandonnent pas les esprits les moins délicats.

Il apparaît donc comme établi qu'il existe des faits qui, tout en débordantla logique classique, doivent être considérés comme nettement intellectuels, puisque ce sont des idées ou des combinaisons d'idées en jugements et en raisonnements ; de plus, ils satisfont à des conditions, donc à quelque norme, d'abord du fait seul qu'ils sont « pensables » et aussi parce que le jeu de leur action conduit à des énoncés que l'individu peut exprimer sans craindre d'être tenu pour anormal, ou à des déterminations pratiques qui atteignent avec plus ou moins de succès le but poursuivi (2).
Ces faits qui, étant intellectuels, ne peuvent être rangés ni parmi les démarches ou les erreurs matérielles qu'étudient la psycho-physique et la psycho-physiologie, ni parmi ces appréciations d'origine, personnelle, ces goûts dont le proverbe enseigne à ne pas discuter, doivent donc faire l'objet d'une étude spéciale qui, d'après ce qui vient d'être dit, devra revêtir dans une certaine mesure le caractère normatif.
Peut-être le nom de logique réelle conviendrait-il à cette étude ; elle ferait alors partie d'un tout dont ferait également partie la logique théorique qui n'est sans doute qu'une systématisation plus abstraite et moins détaillée des mêmes faits. Quoique, en effet, cette logique réelle tienne plus de compte que la logique idéale du contenu expérimental des idées et surtout de l'influence que peut avoir sur leur rôle dans la pensée la situation de l'esprit par rapport à elles, — le fait qu'elles sont fournies ou non par l'expérience personnelle, leur adaptation plus ou moins aisée au moule de la langue maternelle, à quelque autre schématisme habituel ou aux connaissances antérieures, leur contraste plus ou moins saillant avec ces dernières, etc., — elle tient du moins tout le compte qu'il faut de la structure formelle des idées et elle s'efforce de ramener à la forme logique l'influence même qui vient d'être signalée (3).
En second lieu, quoique la logique réelle tienne plus de compte que la logique théorique de l'importance qu'ont dans les raisonnements les principes non exprimés et les influences vagues de toute nature et surtout qu'elle ait plus conscience de la difficulté qu'il y a à en faire un départ exact, ou peut-être en proportion même de la netteté de ces constatations, elle s'efforce davantage de les exprimer en termes intellectuels, en termes de logique.
Cette extension de la logique a d'ailleurs son équivalent dans toutes celles des sciences où les modifications apportées à l'objet propre de la spéculation peuvent être par quelque côté assimilées à cet objet. C'est ainsi que dans la science qui, par son caractère abstrait, se rapproche le plus de la logique, la géométrie, après avoir étudié les relations des formes dans l'espace supposé objectif, on peut à son gré considérer comme une science nouvelle ou comme une partie de la même science la théorie de la perspective qui, après la donnée du centre visuel par sa position relativement à l'objet considéré, se déroule par le seul jeu de la géométrie ordinaire; de même l'optique géométrique, après avoir exprimé en langage géométrique quelques lois issues de l'expérience, se poursuit, elle aussi, comme une géométrie. Il n'en est pas autrement de la logique réelle. Si la logique théorique est la géométrie des idées supposées indépendantes de l'esprit, ce sera faire de la perspective mentale que de chercher l'influence de la situation de l'esprit par rapport à elles, ce sera faire de l'optique mentale que de chercher à exprimer en termes de logique les effets des ces actions de sources diverses, morales, sentimentales, et autres, que seule avait pu révéler l'expérience.
Grâce à la notion de perspective mentale, l'illusion du sens commun sur son propre fonctionnement intellectuel s'éclairera peut-être par la comparaison avec ces sauvages ou ces enfants qui trouvent plus aisé de dessiner ce qui est que ce qu'ils voient et qui croiraient faire tort à un homme représenté de profil s'ils ne mettaient ses deux yeux bien en évidence.

*  *  *

La logique réelle ainsi décrite, moins rectiligne et plus souple que la logique idéale, n'établira pas comme celle-ci une nécessité, mais seulement quelques cas d'impossibilité et des degrés de probabilité. Elle ne posera pas des lois, mais elle définira des conditions et indiquera des tendances. Ces conditions et ces tendances ne peuvent être énoncées qu'après une observation attentive de la réalité et une analyse strictement logique des résultats de cette observation.
C'est avant tout sur nous-mêmes et sur ce qui nous entoure que doit porter l'observation: la conversation quotidienne avec ses raisonnements et ses erreurs les plus ordinaires, le langage populaire avec ses lieux communs et ses proverbes peuvent donner lieu à d'instructives réflexions. On verra en particulier que la logique que suit l'esprit populaire dans sa marche habituelle est souvent tout autre et parfois bien plus sûre que celle qu'il invoque lorsqu'il doit par exemple prouver ses dires contre des objections ou faire lui- même quelque objection.
Une aide précieuse sera fournie par les sciences dont l'objet ne se distingue pas essentiellement de ces choses, mais permet, par son éloignement dans l'espace ou dans le temps, un recul favorable à une étude plus systématisée : linguistique et sémantique, ethnographie et folklore, mythologie comparée et religions des peu- ples non civilisés. On pourra même rapprocher de ces formes spontanées du fonctionnement de l'intelligence celles qui, plus réfléchies, ne se proposent du moins pas pour but un système logique cohérent ou un édifice scientifique, mais visent à une action d'ordre moral ou esthétique sur la masse du peuple : livres sacrés, poèmes et œuvres dramatiques.
Il conviendra d'établir une communication constante entre les ordres d'étude considérés jusqu'ici. Des rapprochements particulièrement instructifs se feront, par exemple, entre des thèmes et des expressions populaires recueillis au hasard de la vie journalière et des éléments analogues empruntés à une langue parlée ou littéraire. Si en effet le psychologue de l'intelligence est d'accord avec le linguiste historien pour abandonner au seul grammairien la notion de correction, il ne doit pas se contenter comme lui de démontrer la présence ou l'absence d'une influence historique. Dans les cas où cette influence sera prouvée, il cherchera, sur le modèle de l'Essai de Sémantique de M. Michel Bréal, à déterminer les conditions d'adaptation aux exigences de l'esprit du raisonnement impliqué dans l'expression étudiée qui ont rendu possible et plus ou moins efficace l'exercice de cette influence ; ses conclusions seront confirmées par les cas où, les circonstances de fait excluant toute influence de cette sorte, le champ sera laissé libre à une explication empruntée uniquement à la considération des démarches les plus naturelles de l'intelligence. Il arrivera d'un autre côté que la linguistique, en montrant dans certaines langues l'absence de catégories tenues par les théories classiques de la connaissance pour nécessaires, permettra de mesurer l'action qu'exerce parfois sur les plus abstraites de ces théories la langue maternelle de celui qui les construit.
Ce qui a été dit des coïncidences linguistiques s'applique de même aux « parallèles » du folklore et de l'ethnographie des coutumes et des religions : le seul avantage du langage aux yeux du psychologue logicien est sa qualité d'interprète direct de la pensée, isolée autant qu'il se peut des autres fonctions humaines.
D'ailleurs, le langage ne sert pas seulement à l'homme pour exprimer sa pensée ; il contribue aussi à exercer des actions directes et déterminées sur des individus ou des groupements définis. Il est tout ou presque tout dans la dialectique du député, de l'avocat ou du diplomate, il joue un rôle important en pédagogie, dans la discipline militaire ou industrielle, dans certaines branches de l'activité commerciale où on peut considérer, par exemple, la réclame comme une langue dont le mécanisme doit intéresser au plus haut point le psychologue. L'étude de ces formes d'action intermentale est surtout instructive parce qu'elle permet de remonter par une induction, souvent plus sûre que l'observation directe, à travers leurs conditions de succès, aux lois de réceptivité de l'esprit, lois dont l'orateur, l'instituteur, le chef, le commerçant doivent posséder au moins la connaissance implicite nécessaire à la pratique, la working knowledge.
D'autres formes d'activité méritent plutôt d'être étudiées en raison du travail exceptionnellement difficile qu'elles exigent de celui qui doit s'y livrer. Cette difficulté est particulièrement frappante lorsqu'elle provient de la nécessité où se trouve l'esprit, pressé par les circonstances, de substituer à des raisonnements méthodiques une réflexion presque instantanée et de faire en outre dans ses prévisions une part à l'irruption du hasard. On doit ranger dans cette catégorie des sports comme la chasse et l'escrime, des métiers comme la médecine et surtout la chirurgie, ou encore la finance et la police, exigeant une présence d'esprit toute spéciale et utilisant des connaissances parfois très vastes, mais condensées et qui se manifestent par les réponses qu'elles dictent à des questions très précises sur la possibilité et les chances de réussite de telle « intervention ». Mais c'est assurément l'art de la guerre qui fournit l'exemple le plus saisissant de ces raisonnements télescopés et de cette redoutable escompte des probabilités. « La science militaire », dit Napoléon, consiste à bien calculer toutes choses d'abord et ensuite à faire exactement, presque mathématiquement, la part au hasard. C'est sur ce point qu'il ne faut pas se tromper et qu'une décimale de plus ou de moins peut tout changer. Or ce partage de la science et du hasard ne peut se caser que dans une tête de génie, car il en faut partout où il y a création et certes la plus grande improvisation de l'esprit humain est celle qui donne une existence à ce qui n'en avait point. Le hasard demeure donc toujours un mystère pour les esprits médiocres et ne devient une réalité que pour les « hommes supérieurs. »
Ce partage de la science et du hasard, cette improvisation de l'esprit humain, dont parle Napoléon, ne sont pas seulement nécessaires dans la fièvre de l'action, mais se rencontrent jusque dans les régions les plus sereines de la vie intellectuelle et c'est maintenant dans les sciences proprement dites qu'il convient de les rechercher. En mathématiques et en physique mathématique où le raisonnement didactique est plus que partout ailleurs conforme aux règles de la logique idéale dont il a en partie suggéré les formules, il serait curieux de montrer avec M. Poincaré que, le véritable travail de l'inventeur étant un choix, la partie la plus importante et en même temps la plus mystérieuse de ce travail consiste non pas dans les règles d'ailleurs « extrêmement fines et délicates » qui dictent le choix entre des combinaisons données, mais bien dans ce fait que, par une sorte de tamisage préalable, « les combinaisons stériles ne se présenteront même pas à l'esprit de l'inventeur. Dans le champ de sa conscience n'apparaîtront jamais que les combinaisons réellement utiles et quelques-unes qu'il rejettera, mais qui participent un peu des caractères des combinaisons utiles » (4). On verrait aussi avec M. Duhem que des différences de nature comme celles qui existent entre les esprits forts et étroits et les esprits amples et faibles ou des habitudes d'école dissemblables comme celles qui distinguent les physiciens anglais des physiciens français peuvent exercer leur influence jusque dans les théories les plus abstraites de la physique moderne (5). On apprendrait de M. Laisant que l'« initiation mathématique » de l'enfance doit plutôt s'inspirer d'une psychologie de l'intelligence que d'une logique a priori. Un livre comme celui de M. Brunhes sur la Dégradation de l'Energie enseignerait enfin que, de deux principes également démontrés dans la science, l'un peut devoir dans la vulgarisation à une intelligibilité plus grande et à une adaptation plus aisée aux démarches ordinaires de l'esprit une fortune aussi peu justifiée, dans son exclusivisme, que l'oubli où l'autre est tenu. Si un tel arbitraire peut prendre place dans les sciences abstraites, il devra à plus forte raison en être de même dans les sciences où la classification joue un rôle important. La classification se présente en effet comme une systématisation dont on risque fort d'oublier, non pas évidemment lorqu'elle est le but de la science comme en zoologie ou en botanique, mais lorsqu'elle lui sert de cadre, qu'elle est elle-même le résultat de processus mentaux antérieurs : elle rentre donc dans la classe la plus générale des implications logiques et son action est analogue à l'influence du langage et plus spécialement du mot dans la pensée commune. L'histoire des sciences naturelles fournit à ce sujet de nombreux exemples : M. Piéron a signalé l'un d'eux dans une curieuse étude sur la polygenèse des états de sommeil. De même en matière juridique ou administrative, l'usage fait par le législateur d'une catégorie plus ou moins nettement définie de la langue vulgaire exerce une influence, parfois hors de proportion avec la réflexion qui y a présidé, sur la qualification et par suite le jugement d'un fait concret, d'une « espèce » et surtout sur l'imposition à l'une ou l'autre des parties du fardeau de la preuve.
Un important élément de complexité s'introduit en effet dans les sciences sociales, qui doivent intéresser le psychologue de l'intelligence, non seulement, comme il a été indiqué plus haut pour quelques-unes d'entre elles, par les renseignements qu'elles fournissent sur les démarches naturelles de l'esprit, mais par le caractère spécial du travail qu'elles demandent à ceux qui s'en occupent. Dans ces sciences l'esprit n'est pas guidé, dans la recherche des éléments destinés à l'explication des ensembles concrets donnés par l'expérience, par une représentation numérique ou spatiale comme en mathémathiques ou par une analyse matérielle comme en chimie et dans les sciences qui s'y rattachent. Il lui faut procéder à une analyse idéale qui, dans une masse plus ou moins articulée, doit découvrir l'armature interne qui détermine sa forme. Cette difficulté est surtout celle de la statistique où l'art consiste, dit M. Tarde, « dans le choix des unités, d'autant meilleures qu'elles sont plus semblables et plus égales entre elles ». Il n'est pas indifférent de noter ce point, car la statistique, comme l'a bien prouvé l'auteur des Lois de l'Imitation, est pour les sciences sociales une méthode de haute généralité. On pourrait, en se plaçant à un point de vue plus psychologique, il est vrai, que méthodologique, soutenir qu'il n'en est guère d'autre et qu'essentiellement les raisonnements de toute sorte appliqués aux faits sociaux supposent une disposition d'esprit analogue à celle du statisticien, là surtout précisément où le travail propre de la statistique est rendu illusoire par l'impossibilité d'une énumération complète des cas. L'induction rigoureuse des sciences physiques n'étant pas en générale, davantage possible (6) c'est toujours sur la loi des grands nombres plus ou moins confusément admise que s'appuie l'esprit, soit pour poser les définitions antérieures au raisonnement, soit pour conduire ce dernier. Si donc certains critiques ont reproché, avec quelque raison, à la statistique d'oublier que la précision numérique des évaluations ne remédiait en rien à l'arbitraire de la classification initiale et ne dispensait pas d'une interprétation raisonnée des résultats, ils auraient dû eux-mêmes se souvenir que le bon sens, dont ils se réclamaient, pour n'avoir pas comme la statistique à se préoccuper de précision en cours de route était souvent aussi négligent qu'elle, et de la même manière, au départ et à l'arrivée et ne pouvait prétendre à la juger souverainement sans pétition de principe, puisqu'ici, comme dans bien d'autres cas, le raisonnement ordinaire et le raisonnement scientifique impliquent des postulats identiques.
Des rapprochements d'un ordre plus général encore que celui qui vient d'être essayé pourraient être tentés entre les résultats fournis par l'observation du fonctionnement de l'esprit dans la vie quotidienne, les techniques pratiques et les sciences. On comparerait, par exemple, les définitions qu'amènent à donner de quelques idées particulièrement importantes d'abord la considération des cas concrets où la langue vulgaire affirme ou nie l'intervention de telle de ces idées, puis l'usage réfléchi de la langue scientifique où la notion se précise par le rôle qu'on lui fait jouer dans l'interprétation de l'expérience et les enchaînements théoriques, enfin l'examen philosophique de la cohérence interne des conceptions qu'on peut se faire de cette idée. Les notions de cause, de hasard, de ressemblance, d'explication, de preuve, de réalité, de vraisemblance, de probabilité, de maladie, se prêteraient, entre bien d'autres, à ce triple examen. Si les deux derniers points de vue ont été souvent appliqués, il est permis de supposer que le premier pourrait à l'occasion être lui aussi instructif. Le machiniste de la Comédie-Française qui attribuait à lui seul et à ses camarades le succès d'une pièce, parce que, disait-il avec raison, les acteurs seraient désorientés par la moindre irrégularité dans la position d'un meuble, faisait-il une erreur essentiellement différente de celle du juge ou de l'historien pour qui cause et condition nécessaire seraient synonymes et croit-on qu'une nette intelligence de la méprise impliquée dans cette boutade ridicule et sans importance ne mettrait pas l'esprit en garde contre une confusion, toute semblable au point de vue logique, dans des sujets de haute importance où l'habileté d'un dialecticien intéressé sait parfois donner le change sur des sophismes aussi caractérisés ?

L'excursion qui précède à travers les divers domaines de l'action et de la spéculation ne doit pas conduire à donner à la logique réelle le caractère d'une vaste encyclopédie méthodologique. Elle était destinée à faire entrevoir que partout où il y a acte intellectuel, c'est-à-dire partout où il y a acte humain, puisqu'on ne conçoit pas davantage l'action sans quelque intelligence qu'on ne conçoit un mouvement sans direction, il y a compénétration de deux éléments, l'un très net qu'on appelle, suivant les points de vue et les cas, logique, théorique, scientifique, l'autre moins bien défini qu'on oppose en général à celui-là sous le nom de pratique. Les exemples précédents ont été choisis là où, l'un des éléments ayant une prépondérance réelle ou apparente - le théorique dans les sciences, le pratique dans la vie, — il importait de montrer que l'autre n'était pas absent, ou bien là où, comme dans certaines techniques, la guerre, par exemple, dont on se demande si elle est un art ou une science, les deux se présentant avec une égale évidence, il convenait de prendre note de ce fait. L'élément pratique ne se distingue d'ailleurs de l'autre que par la forme sous laquelle il se présente à l'observation. Son rôle est le même : c'est un jugement, un choix, en tout cas une opération logique. Son origine, même lorsqu'elle participe aux sources les plus diverses, enferme souvent des données intellectuelles issues de l'expérience, du langage ou de quelque schématisme.
L'étude du fonctionnement réel de l'intelligence devra tenir compte de cette dualité, sans accorder a priori de prépondérance objective à aucun des deux éléments ; mais ayant à expliquer des résultats intellectuels, elle devra réduire en termes intellectuels le rôle et, quand il se pourra, l'origine de tout ce qui contribue à ces résultats.
Pas plus d'ailleurs que le physicien ne nie l'existence des sensations de chaleur lorsqu'il introduit dans ses calculs l'équivalent mécanique des phénomènes thermiques, ce ne sera nier la profonde réalité des éléments les plus confus de la vie de l'esprit que d'en chercher l'équivalent logique, qui seul permet de les faire intervenir, avec leur exacte importance, dans l'explication du fonctionnement réel de l'intelligence.

RENÉ MARTIN-GUELLIOT.


(1) Il n'existe pas, à notre connaissance, d'étude méthodique des principes qui dirigent l'esprit dans les appréciations du degré d'intelligence, aussi fréquentes dans les biographies historiques et littéraires que dans la conversation quotidienne ; il n'est cependant pas douteux que le terme d'intelligence, dans le sens d'une qualité susceptible de plus et de moins et qui ne se confond ni avec la mémoire, l'« expérience » ou l'instruction », ni meme avec avec le « jugement », le talent ou le génie, n'est pas employé au hasard : aucune analyse ne serait plus précieuse que celle de l'intelligence-qualité pour la connaissance de l'intelligence-fonction.
(2) Cet article était rédigé lorsque nous avons pris connaissance du livre du professeur H. Maier : Die Psychologie des emotionalen Den- kens (Tubingue, 1908). Le problème que se pose M. Maier est un peu différent du nôtre, mais nous pouvons retenir qu'il considère comme n'étant pas le privilège de la vérité, mais au contraire comme accompagnant toute pensée, même « émotionnelle », la conscience de la nécessité logique et la prétention à l'universalité (Bewusstsein der Denknotwendigkeit, Anspruch auf eine allgemeine Geltung). Ce sont les conditions de cette conscience et de cette prétention dans un esprit normal qu'il serait intéressant de déterminer.
(3) Un procédé bien approprié à montrer l'influence du contenu expérimental des idées et de la situation de l'esprit par rapport à elles sur la marche même formelle de la pensée est suggéré par les ingénieux paradoxes du romancier anglais H. G. Wells dont c'est précisément le but lorsqu'il introduit, en général par la modification plus ou moins radicale d'une loi physique, un changement profond dans les habitudes de l'esprit.
(4) Science et Méthode, Paris, 1908.
(5) La Théorie Physique, Paris, 1906.
(6) Elle l'est quelquefois et c'est le cas dans l'ordre d'études, placé, il est vrai, aux confins des sciences sociales et des sciences physiques, que constitue la géographie humaine, telle que la conçoit, par exemple, M. Vidal de la Blache (cf. La France, Paris, 1908).

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