Douze ans dans un monastère
Article paru dans Le Spectateur, n° 53, janvier 1914.
Twelve years in a monastery {Douze ans dans un monastère) par JOSEPH MAC CABE. Londres, Watts.
Tout le monde lira avec intérêt cette étude sur la vie intérieure dans les monastères, écrite par un ancien moine, sans haine, d'un point de vue de spectateur. On l'a dit bien des fois, ce n'est pas toujours ce qui nous touche de près que nous connaissons le mieux; il nous semble que c'est ici le cas de se rappeler cette pensée.
Précisément, tout le monde porte sur l'Eglise, de très bonne heure, un jugement de valeur absolu : on croit ou on ne croit pas. De très bonne heure on est obligé de porter ce jugement en raison de ce que, très souvent, il servira à notre classement dans tel ou tel milieu.
Le choix est basé sur des raisons, des tendances, des intérêts si l'on veut, très divers; l'organisation religieuse est ici logiquement indifférente.
Ce choix fait, on n'y reviendra pas le plus souvent, et à cause de ce classement fait une fois et accepté, la faculté d'étudier et de discuter ouvertement la matière religieuse, avec le désir d'avoir une opinion plus mûrie, plus raisonnée, nous est enlevée jusqu'à un certain point. (Il est bien entendu que nous parlons en général, d'un point de vue social, et non en envisageant des cas particuliers, des exceptions). Cette curiosité intellectuelle donnerait à croire à beaucoup de gens qu'on va abandonner son opinion, changer de bord. De là, une certaine ignorance sur une matière en somme très importante, puisque e'estpour beaucoup le pivot au moins nominal de la vie mentale, très mêlée aux questions journalières et très intéressante à des points de vue divers, social, historique, psychologique par exemple, quelle que soit la solution finale à laquelle on se rallie.
D'autre part l'Eglise, pour des raisons tenant à la psychologie du croyant, et pour des raisons politiques et sociales, ne fait pas montre de son organisation intérieure.
Nous ne voulons retenir de l'étude de M. Mac Cabe que quelques points intéressant plus particulièrement le Spectateur.
Tout d'abord l'hostilité contre le moine défroqué, et, car il ne s'agit ici que d'un cas particulier, contre l'ancien membre d'un groupement quelconque, politique ou professionnel par exemple, qui abandonne ce groupement et passe à un autre bord. Les colonnes de nos journaux sont assez souvent remplies de fulminations contre la trahison de M. X. ou Z. Cette attitude trouve son explication, dont nous n'avons pas à juger ici la valeur morale, dans le désir, la volonté de défendre le corps .auquel appartenait le démissionnaire, de combattre et prévenir s'il est possible les accusations portées par ce dernier, de lui enlever tout crédit près du public, de l'empêcher de jouir du fruit d'une démission intéressée; elle est fondée en résumé sur des raisons sociales et pratiques.
Mais il arrive souvent aussi qu'en l'absence de toute mauvaise foi de la part des anciens co-religionnaires ou collègues, de tout désir de couvrir le corps ou l'institution abandonnés, on juge de la même manière le démissionnaire; on ne voit en lui qu'un traître, un renégat. Il n'y a ici que le simple jeu des tendances intellectuelles.
Pour beaucoup, l'adhésion à un groupement quelconque entraîne une obligation morale de le suivre, de le soutenir en tant que corps jusque dans ses excès, sans analyse, sans discrimination ; la conscience de l'individu se fond dans la conscience sociale. Les autres membres du groupement qui n'ont pas suivi pas à pas l'évolution mentale qui a amené la séparation, qui ne voient que l'éclatement, ne la comprennent pas; ils ne voient pas qu'en entrant dans le groupement le démissionnaire de maintenant s'est trompé, a porté un jugement erroné sur ce groupe, a fait fausse route. Pour lui le groupement n'a pas tenu ses promesses. Ils laissent donc surgir en eux l'explication la plus naturelle : l'intérêt personnel, explication fournie d'une part par l'expérience quotidienne, riche en abandons basés sur ce motif, et d'autre part par le sentiment de défiance qui naît instinctivement dans l'esprit de ceux qui restent contre celui qui abandonne l'idée ou la foi commune, et par conséquent ses compagnons de pensée, devient leur contradicteur. Car, trop souvent, on n'aperçoit à propos d'un sujet que deux attitudes, le pour et le contre, conception évidemment fausse quoique très naturelle et très commode à l'esprit. Les raisons désintéressées qui ont pu déterminer la sécession ne viennent même pas à l'esprit des anciens membres. De là,souvent, une attitude haineuse contre des hommes dont la probité mentale est absolue, qui abandonnent une croyance,un groupement,parce qu'ils ne se trouvent plus en communion d'idées avec lui.
Nous voudrions encore signaler un point mis en lumière par l'auteur : l'impossibilité de créer de toutes pièces une puissance mentale. Pour répondre à son but, la vie des moines doit être un sacrifice perpétuel, constamment renouvelé, une lutte sans trêve contre les instincts égoïstes. Or l'auteur constate que toutes les règles instituées pour le développement du sentiment religieux échouent chez la majorité des moines. Les sentiments altruistes, les forces d'abnégation, l'esprit de sacrifice sont trop faibles, trop superficiels pour dominer longtemps les instincts égoïstes. Le noviciat passé, ces derniers l'emportent. Le sentiment religieux n'est pas assez profond pour absorber toutes les autres facultés; les exercices religieux deviendraient promptement un vain formalisme automatique, vide de tout effort, de toute valeur.
Il n'y a là, et l'auteur le fait remarquer, aucune infériorité des religieux, aucune particularité. Partout où on demande à une collectivité nombreuse un grand effort mental, on échoue nécessairement; la puissance mentale, la domination sur lès instincts matériels sont l'exception ; spécialement la règle monastique impose une telle contrainte des facultés physiques et mentales que peu d'hommes sont capables de la suivre. Elle a été conçue par les fondateurs des divers ordres religieux, âmes exceptionnelles à qui a manqué le sens des possibilités moyennes. Elle est donc destinée à être tournée ou inappliquée; fondée sur l'esprit desacrifice la puissance intérieure seule est capable de la faire accepter : aucune force extérieure ne peut entretenir cet esprit. Et comme on ne desserre pas des règles imposant un idéal de vie sans avouer son impuissance à les suivre, les règles subsistent, mais on les tourne.
Les barrières qu'on oppose au libre exercice des facultés physiques et morales n'agissent pour la masse que comme dérivatifs, si elles ne peuvent être soutenues extérieurement. Les forces qui, dans la vie monastique ne peuvent s'employer suivant leur direction naturelle agissent de biais si l'on peut ainsi dire ; elles ne sont pas détruites, de sorte que la valeur mentale de l'individu n'est pas modifiée. C'est le jugement que porte M. Mac Cabe. Les moines, dit-il, ne sont ni meilleurs ni pires
que les laïques : ce sont des hommes.
Un historien pourrait s'étonner que le monasticisme, qui est né et a trouvé son plein développement dans des conditions sociales dont nous sommes très éloignés, à l'époque de la féodalité où il fût le gardien du capital intellectuel légué par l'antiquité, se soit maintenu, même en se plaçant au point de vue ecclésiastique, la conception religieuse s'étant assez considérablement modifiée. Sans doute il en trouverait la cause dans une adaptation avantageuse à notre organisation sociale, à notre conception de la famille et du travail ; il faudrait reconnaître la puissance de la tradition et l'énorme force morale qu'a eue et qu'a encore l'église.
Parallèlement à ce que nous disions plus haut, on remarquera une fois de plus que les forces aux mains des masses valent ce que valent les masses. Le système électif si développé dans l'Eglise — ce qui étonne, l'esprit n'ayant pas immédiatement conscience du changement de tendance qui s'est manifesté chez elle — le système électif, disions-nous, appliqué dans la vaste collectivité des moines, ne produirait que des effets très médiocres, tout comme le suffrage universel politique et pour les mêmes raisons. Un vote n'est qu'un jugement, un choix, fait, chez la majorité des hommes, d'après des mobiles grossiers et immédiats, l'intérêt personnel en premier lieu. Tant vaut l'homme, tant vaut la société, son œuvre.
H. G.