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Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.
[D] Questions artistiques
Un article et des notes (nos 23, 26 et 34) ont été consacrés ici à étudier les rapports de l'art et de la réalité. On a cherché à y montrer que, précisément s'il veut donner l'impression de la réalité, l'artiste ne doit pas se contenter de découper un morceau de cette réalité et de le présenter tel quel. En effet ce découpage même est, qu'on le veuille ou non, une première violence faite à la nature, une modification par rapport à la façon dont elle apparaît à l'observateur qui serait placé directement en face d'elle, modification qui doit être compensée par une modification d'effet inverse. Pour cette raison, qui est de psychologie commune, et pour d'autres plus spécialement esthétiques, l'artiste est donc tout autre chose qu'un appareil enregistreur. Un photographe anglais, qui prétend, à juste titre, être un artiste au sens le plus légitime du mot, montre que, en tenant compte des différences dues au caractère plus mécanique de ses procédés, il en est de même pour lui. On remarquera d'ailleurs que ses considérations sur le choix du moment et de la place où se met l'opérateur s'appliquent a fortiori au peintre et montre la part de liberté que renferme, en dépit de toutes apparences contraires, le travail des artistes les plus portés à se presenter comme les esclaves absolus de la réalité qui leur sert de modèle.
(D1) « Mon but en photographie, comme l'a écrit mon ami Bernard Shaw, « est toujours de communiquer une impression et non de renseigner sur l'état matériel des lieux ». Ce n'est pas tâche facile, puisque, laissé à lui-même, l'appareil ne fournira jamais que de semblables renseignements à l'exclusion de toute autre chose. Si vous me demandez comment un appareil photographique peut être employé pour communiquer une impression, je pourrai seulement répondre que la photographie est une question de patience : il s'agit d'attendre la bonne heure, le bon moment, et de le reconnaître quand vous le voyez. Une éducation de la maîtrise de soi est également nécessaire pour apprendre à renoncer aux sujets, attrayants peut-être par certains côtés, que vous savez n'être pas entièrement satisfaisants. Le photographe artiste doit être constamment à l'affût pour saisir le moment parfait où un fragment de ce kaléidoscope qu'est la nature est isolé par les conditions de lumière ou d'atmosphère, jusqu'à acquérir une valeur expressive parfaite. Je pense toujours, dans cet ordre d'idées, à la remarque classique de Whistler disant que « la nature en vient toujours à se montrer un peu » (1). Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que la nature ne se montrera ainsi à vous que si vous êtes assis tranquillement à faire le guet. Dès qu'elle s'aperçoit que vous êtes là, elle disparaît à l'instant comme une biche effrayée. Il semble à première vue que parler de « composition » à propos de photographie soit plutôt une contradiction dans les termes, et qu'il faille en réalité parler d'« isolement »: ce serait peut-être plus conforme à ce que fait le photographe dans le plus grand nombre des cas; cependant, et quoiqu'il ne soit évidemment pas possible pour lui de déplacer les arbres et les collines de la façon herculéenne que fait le peintre, il peut fort bien mouvoir l'appareil de telle façon qu'un arrangement entièrement nouveau est obtenu, quelques pouces suffisant parfois à changer toute la construction du tableau. Je désire d'ailleurs affirmer de façon très catégorique que je n'admets aucune espèce de manipulation après coup sur le cliché ou sur l'épreuve... » « Alvin Langdon Coburn, artiste photographe », par lui-même. - Nash's Magazine, juin 1913.
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La citation suivante, relative à la question, étudiée dans la note du n° 27, de « la représentation des mouvements rapides dans les arts plastiques », montrera que les réflexions présentées dans cette note n'ont pas seulement, comme on l'a dit, un intérêt « philosophique »... D'ailleurs était-il bien vrai, dans le cas dont parle le Cri, que « le public a été satisfait »?
(D 2) « Aimé Morot est mort. Il était célèbre pour avoir peint le lion qui sert d'emblème à un grand magasin de nouveautés.
Il se fit connaître aussi en copiant une charge de cuirassiers d'après des photographies instantanées. Les artistes prétendent que c'est une charge et non point de l'art.
La photographie instantanée arrête le mouvement: elle est une immobilisation toute conventionnelle de la vie. Un artiste qui reproduit un instantané fait précisément le contraire de son métier.
Un bon peintre doit opérer la synthèse de toute une série d'attitudes pour donner au spectateur l'illusion du mouvement. Aimé Morot ne l'a point compris. Mais le public a été satisfait : c'est l'essentiel. » Le Cri de Paris, 23 août 1913.
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Art et naturel, art et réalité, c'est presque le même problème. Une note du n° 37 a parlé de « l'art du naturel », à propos du jeu des élèves acteurs du Conservatoire. Les réflexions que présente M. Dimier à propos d'un art tout différent, celui des jardins, ne manqueront pas d'éclairer la question. A notre point de vue de « perspective mentale », il y a intérêt à constater la confusion que l'esprit est tout porté à faire entre : 1° naturel, ce qui se produit tout seul, au hasard; 2° naturel, ce qui donne le mieux l'impression de la nature.
[D 3] « [L'auteur parle de la vogue des jardins anglais en France au XVIIIe siècle]... au temps de Louis XVI, à côté des anciens jardins à la française conservés, les environs de Paris et toute la France étaient remplis de tableaux délicieux, diversement disposés et variés sur le modèle des aspects champêtres. Les prés, les eaux, les groupes d'arbres, les essences variées surtout, auxquelles la botanique s'intéressait, étaient chantés dans un poème incomparable de jardins faits à plaisir. L'étang de Morfontaine, la cascade d'Ermenonville, la pelouse de Chantilly, les eaux de Maupertuis, qui étaient aux Montesquiou, eurent une vogue universelle. Bien loin d'abdiquer devant la nature, l'art dépensait ses trésors à la rejoindre et à la recréer. A Harcourt, en Normandie, le duc, adonné à ces recherches, inventait mille projets ingénieux, dont le jardin de la Colline, réalisé là-bas, fut le chef-d'œuvre. Navarre, au duc de Bouillon, fit l'admiration de toute la cour.
L'ombre du grand Henri chérit encor Navarre.
Si bien qu'à Joséphine, devenue impératrice, on ne crut pouvoir faire de plus beau présent que les jardins de Navarre.
Tel fut le succès de cet art, tel était son mérite. 11 avait pourtant un défaut, auquel on ne songe guère, et que je prie de remarquer. C'est d'être trop artificiel.
Oui, malgré le paradoxe, c'est par trop d'artifice que pêche le jardin anglais. Qu'on réfléchisse à ceci, que, quand il s'agit de tracé, c'est la symétrie qui est naturelle. L'apparence d'irrégularité exige plus de détour et de recherche, elle est moins facile à vulgariser, et il y faut plus d'entretien. Dans tous les arts en général, plus on prétend serrer la nature de près, plus on a besoin de compliquer l'art.
Le tracé anglais ne s'accommode que de grands domaines, il ne souffre aucune médiocrité, enfin il est la fragilité même. Un relâchement d'entretien l'anéantit. Je conseille d'aller voir à Rambouillet ce qu'est devenu, par le défaut de soin de la République, une des plus belles créations de l'art des jardins. Juvisy, morcelé, Juvisy à demi-bâti, avec son grand canal plein de roseaux, conserve plus de traits du dessin de Lenôtre, que Rambouillet, où loge le président, n'en garde de son plan qu'il faut chercher sous l'herbe.
Un trait encore accuse l'artifice. C'est que la promenade dans le jardin anglais est moins aisée et moins commode. Les ombrages ne sont pas à point. L'horizon est borné presque partout, aucune place découverte ne s'y trouve pour les jeux, la moindre nécessité d'aller droit oblige à marcher dans l'herbe, ou à percer à travers le taillis. Bref, ce n'est pas un jardin d'usage; c'est plutôt un composé de tableaux. Des points de vue, c'est ce que les jardiniers d'alors se sont appliqués à composer.
Ces points de vue sont intermittents, comme il est inévitable à qui les veut formés en lignes irrégulières. Seul un développement symétrique fournit des tableaux continus, en nombre infini par conséquent. Ceux du jardin anglais sont comptés; on les sait par cœur; et, de là, vient que dans ce grand dessein de variéte, c'est la monotonie qui s'installe à la fin. »
L. Dimier : « Chronique artistique ». - L'Action française, 17 août 1913.
Ne commentons que l'avant-dernier alinéa cité. On voit que, comme c'est la règle presque générale en art, l'artifice est nécessaire, précisément pour compenser ce qui, dans l'œuvre d'art, est, par nécessité, contraire à la nature. Un paysage naturel est plongé dans la nature; un parc en est isolé : donc un parc copié exactement surla nature différera toujours par là d'un paysage de la nature, et, s'il faut ajouter quelque chose en apparence à ce que serait une copie exacte, c'est au contraire pour revenir à la nature, quant à l'effet qu'on veut produire sur le promeneur. La croyance à la nécessité de la copie exacte est donc due à une analyse incomplète des données du problème. Ces données étantce qu'elles sont, c'est précisément pour produire l'effet même de la nature qu'il faut créer quelque chose de matériellement différent de la nature.
- Il y a dans le texte anglais une très jolie image évoquant le mouvement d'une biche qui apparait à là dérobée et comme en rampant sous les feuillages.