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couverture de la revue Le Spectateur

Documents et variétés

Article paru dans Le Spectateur, n° 51, novembre 1913.


Documents

La publication des erreurs chirurgicales et le progrès de la science

Le passage reproduit ci-dessous est celui dont il est question dans l'appendice de l'article du présent numéro sur « l'avantage et l'agrément de se tromper ». On trouvera à cette même place (p. 455) les commentaires auxquels renvoient les indications (A), (B), (C).

(9] « Cette disposition de l'esprit est naturelle qui fait que l'on a plus de tendance à publier ses succès qu'à confesser ses erreurs.

Beaucoup croiraient même s'amoindrir en avouant qu'ils se sont trompés. « Ils ne disent la vérité, a écrit un illustre médecin, que quand elle contribue à leur gloire. Ils ne sentent pas qu'il est glorieux de raconter ses fautes quand elles peuvent devenir utiles... Celui qui convient d'une faute nous dit par là qu'il est plus sage à ce moment qu'il ne l'était auparavant » (4). Cet empressement des chirurgiens à publier les « beaux cas » et à laisser de côté les insuccès et les désastres opératoires a un premier inconvénient. Il fausse complètement les bases de la thérapeutique chirurgicale : qu'un chercheur s'efforce d'évaluer la gravité d'une opération nouvelle, il récoltera facilement à peu près tous les cas heureux, la plupart des autres lui resteront inconnus, d'où une appréciation fausse parce que trop favorable. Supposons un mémoire destiné à établir la mortalita par l'anesthésie chloroformique en se basant sur toutes les observations de morts publiées en France. Suivant que ce travail aura été imprimé en janvier ou en avril 1902, ses conclusions seront certainement différentes. Pourquoi? Simplement parce que, le 15 janvier de cette année, Poirier eut le douloureux devoir de communiquer à la Société de chirurgie un cas de mort par le chloroforme. Ce fut un encouragement aux aveux de ses collègues: la plupart confessèrent avoir perdu des opérés; au total, trente-huit cas furent cités dans les séances suivantes. On s'aperçut qu'on vivait « dans un optimisme qui ne répond pas à la réalité des faits ».Il est bien certain que ces trente-huit observations sont venues changer brusquement le pourcentage des décès chloroformiques. (B)
Un autre inconvénient du soin que prennent la plupart des chirurgiens de laisser dans l'ombre leurs revers, c'est de donner aux jeunes praticiens et aux malades des idées trop absolues sur l'innocuité prétendue complète de la chirurgie moderne. De là chez quelques médecins une fausse appréciation de leur responsabilité et une tendance à pousser leurs clients à des opérations parfois insuffisamment justifiées.
Quel service rendrait à la science un « maître » qui consacrerait un volume entier à nous dire ses hésitations, à énumérer ses diagnostics erronés, ses fautes opératoires, à détailler ses insuccès et à en chercher les raisons. Combien courageuse et instructive serait une semblable confession publique!
Lorsque Tillaux raconte qu'en voulant lier l'iliaque primitive, il a placé le fil sur l'aorte abdominale, il met en garde tous les chirurgiens contre une semblable erreur.
Quand Pilate, d'Orléans, avoue avoir oublié dans le ventre d'une opérée une compresse qui est sortie huit mois après par le rectum, cela peut mettre en joie les journalistes en mal de chronique et fournir quelques mots d'esprit à une revue théâtrale; mais c'est aussi, comme l'a dit Quenu, une excellente occasion pour les chirurgiens de confesser leurs méfaits; c'est surtout un avertissement profitable pour tous ceux qui pratiquent la chirurgie abdominale.
Et comme nous savons que tous, même les plus habiles et les plus consciencieux, peuvent se tromper (C), soyons indulgents pour les autres, soyons plus sévères pour nous-mêmes et n'hésitons pas à publier les faits utiles pour l'instruction générale, fussent-ils peu pro- pres à relever notre prestige de elinicien ou d'opérateur. » D: Octave Guelliot. - Etudes de chirurgie. - Paris, Masson, 1904 (p. 305).


L'ouverture du canal de Panama et la perspective mentale

Un historien qui veut être aussi vulgarisateur d'histoire doit, autant qu'aucun autre, avoir une connaissance pratique de ce que nous appelons ici la ‹ perspective mentale » (1). Aussi, lorsque M. Gabriel Hanotaux cherche à faire comprendre par les lecteurs d'un grand journal, à la lumière du passé, l'importance présente et surtout future du percement de l'isthme de Panama, il n'est pas étonnant que nous trouvions sous sa plume des idées et des expressions tout à fait analogues à celles qui sont au Spectateur d'un usage constant.

Signalons seulement deux points dans le passage reproduit ci-dessous: le plus important, exposé dans le deuxieme alinéa, est relatif à la difficulté qu'a l'esprit da dominer, assez le présent pour conjecturer l'avenir. M. Hanotaux fait allusion à un a oubli du futur, qu'il convient de rapprocher de cette « prévision du passé dont nous avions emprunté le nom a M. Georges Clemenceau et dont la notion a servi à plusieurs d'entre nous. Dans le troisième alinéa, M. Hanotaux applique très justement l'épithète « paradoxale » à un fait indubitable, le rapprochement des quatre rivages américains (nord- Atlantique, nord-Pacifique, sud-Atlantique, sud-Pacifique) amené par une opération que, pour des raisons de fait, l'imagination se représente bien plus aisément comme une séparation, une coupure. C'est un cas très typique de paradoxe que celui ou une analogie imaginative tend directement à faire croire tout le contraire de la réalité :

[10] « Voici, donc, que l'œuvre voulue par Ferdinand de Lesseps est réalisée : par le canal de Panama, l'océan Atlantique et l'océan Pacifique ont mêlé leurs eaux: c'est la plus étonnante révolution géographique qui pút s'accomplir à la surface du globe. Elle se produit devant nous : et c'est à peine si nous en admirons la grandeur et si nous nous interrogeons sur ses conséquences. Il en est ainsi, généralement, des grands événements humains : les contemporains s'aperçoivent à peine de ce qui doit étonner la postérité. Et c'est ce qui fait la difficulté de l'histoire : le présent n'a pas le sens exact du prolongement des choses vers l'avenir; par une amnésie singulière, il oublie le futur, si j'ose dire, et les historiens en sont réduits à dégager péniblement du fatras des niaiseries qu'il leur a laissées les faits qui sont vraiment dignes de mémoire.

il est permis de penser, dès maintenant, que, par une conséquence assez paradoxale, le résultat principal du travail gigantesque qui vient de scinder le nouveau con- tinent sera d'en confirmer l'unité. En fait, les deux rivages, le rivage Atlantique et le rivage Pacifique, étaient séparés par cette longue muraille de terre tendue en travers de la planète. Dans cette muraille, une porte est ouverte: les rivages opposés se rapprochent; ils sont, désormais, dans leurs rapports, comme les quatre branches d'un X prenant contact par le point de croisement. Toutes les communications vont se multiplier par deux ou quatre c'est done un remarquable développement d'unité qui va se produire : l'Amérique sera, en quelque sorte, deux ou quatre fois plus américaine qu'auparavant. » Gabriel Hanotaux : « l'Unité américaine ». - Le Figaro, 24 octobre 1913.


  1. Il est clair que nous n'entendons pas par là « annexer » au Spectateur tel on tel Liatanien. La & connaissance pratiano o dont il s'agit peut, bien entendu, etre toute latente et ne so manifester à l'esprit même de celui qui la posséde que par ses applications à des cas particuliers : c'est la working knowledge des Anglais.

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