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couverture de la revue Le Spectateur

Documents et variétés

Article paru dans Le Spectateur, n° 50, octobre 1913.


Documents — Rappel d'articles

Comparaison des civilisations

La plupart des personnes, au moins de celles qui réfléchissent, ont une certaine opinion, plus ou moins nette, sur l'état actuel de la civilisation au milieu de laquelle elles vivent, comme aussi, par comparaison avee cette civilisation-là, sur les civilisations antérieures plus ou moins reculées et sur les civilisations contemporaines des autres races. Il suffirait, pour le prouver, de citer des épithètes entendues journellement, telles que « ami du progrès », « admirateur de la civilisation moderne », puis d'un autre côté « ennemi des nouveautés», « regrettant le bon vieux temps », et encore « fervent de la culture antique », ou, comme Pierre Loti, « passionné de la civilisation musulmane, orientale ».... Si ces positions n'étaient dues, comme elles le sont en effet pour une part très importante, qu'à la nature et aux goûts de chacun, à sa conception de l'idéal moral, religieux, artistique, elles ne seraient en rien justiciables des méthodes du Spectateur, et seuls les moralistes, les littérateurs, les philosophes auraient à en parler. Mais, bien évidemment, il n'est pas du tout indifférent, en vue des sentiments ainsi professés pour telle ou telle forme de la civilisation, qu'on ait songé ou non et qu'on ait réussi ou non à se mettre aux différents points de vue necessaires, en particulier à ceux qui sont le plus éloignés du nôtre, à se garder de juger sur des données incomplètes, à se méfier du role de l'accoutumance sur les opinions, à apprécier les actes et les sentiments d'autrui en se mettant autant que possible à sa place et non pas d'après des indices tout extérieurs. Toutes ces choses, qui se coordonnent autour de lidée de « point de vue », comprise dans un sens presque géométrique, celui de la « perspective mentale », rentrent directement dans les études du Spectateur. Elles ont déjà formé l'objet d'une série d'études publiées ici en 1911 par MM. H. Gervaiseau et O. Collet, (nos 24, 26 et 27) à la suite d'un travail de M. A. van Gennep sur le progrès de la civilisation. Un important « document » a déjà été versé dans le débat (n° 38). Nous en versons aujourd'hui un autre, de source anglaise comme le premier; et nous n'avons pas cru, en raison de leur intérêt propre, devoir en disjoindre certaines considérations qui dépassent un peu la question et qui traitent des « philosophies inconscientes » sous-jacentes à la civilisation occidentale moderne et à d'autres civilisations.
Nous tenons à insister sur ce point que les réflexions qui suivent, ayant paru dans ce qu'on appellerait en France un «article de tête» du Times, étaient destinées, dans l'esprit de leur auteur, à être lues par le « grand public » anglais.
[7] Un article nécrologique publié dans ces colonnes il y a quelques jours attribuait à celui auquel il était consacré une antipathie presque orientale pour « la civilisation de l'automobile et du téléphone ». Pour beaucoup de personnes cela ne semblera qu'une autre et plus délicate façon de dire qu'il était irrationnel. Ces personnes considèrent comme évident que l'Orient est différent de l'Occident parce qu'il ne sait pas comment faire pour être semblable à lui, et que son aversion pour notre civilisation est seulement l'irritation d'un vieillard routinier devant les triomphes des jeunes gens. Elles ne se rendent même pas compte que l'Orient et l'Occident représentent deux points de vue différents sur la vie. En fait le jugement porté par l'Orient sur notre civilisation mécanique consiste à dire qu'elle n'exprime aucun point de vue sur la vie, ou bien un point de vue qui révèle son absurdité dès qu'on l'expose. Pour l'Orient, l'Europe semble être un continent d'enfants jouant sans cesse avec des jouets grands, bruyants et très désagréables. Nous procédons à la conquête de l'air avec un grand renfort d'habileté et de courage; mais il semble que nous le fassions seulement comme un enfant qui grimpe à un arbre, pour le plaisir de le faire (for the sake of doing it), et, l'ayant fait, pour rester tout justement les mêmes enfants qu'auparavant, sans changement dans nos âmes qui justifie la fierté que nous avons de notre réussite. L'Oriental nous respecterait davantage si nous avions élaboré une philosophie correspondant de façon cohérente (consistent with) à cette manière de vivre, mais nous n'avons rien fait de semblable. Lorsque nous ne sommes pas de purs sceptiques, nous professons encore une croyance qui nous est venue de l'Orient, et qui nous enseigne, comme toutes les croyances orientales, que l'état de nos âmes est plus important qu'aucune circonstance extérieure.
Cette croyance était sincère (genuine) en Europe au Moyen Age, si imparfaitement qu'elle ait été alors traduite en actes. Elle a cessé de l'être chez un grand nombre de modernes Européens, parce que ceux-ci croient davantage au pouvoir des circonstances qu'à celui de l'âme et parce qu'ils pensent réellement que les victoires de la civilisation mécanique altéreront toute la nature de l'homme. La doctrine de l'évolution, imparfaitement comprise, a préparé nos esprits à cette opinion; et maintenant nous supposons qu'ayant acquis le pouvoir d'opérer de grands et rapides changements dans notre milieu matériel, nous avons aussi acquis le pouvoir d'opérer de grands et multiples changements en nous-mêmes. Peut-être ne nous exprimons-nous jamais clairement cela à nous-mêmes, — un philosophe oriental dirait que nous avons perdu le pouvoir de nous exprimer clairement quoi que ce soit à nous-mêmes, — mais c'est là notre principe inconscient (our unconscious assumption), sur lequel est fondé notre sentiment de la grande importance de tout progrès mécanique. Selon les époques, les énergies supérieures et en surplus (surplus energy, la part qui reste après la satisfaction des besoins primordiaux de l'existence) de l'esprit humain sont tendues dans des directions différentes, telles que l'art ou la philosophie, ou encore la création ou la définition d'une croyance; mais elles sont toujours tendues ainsi en raison de quelque principe sous-jacent de l'esprit commun (because of some underlying assumption in the general mind), d'après lequel une certaine chose déterminée est de suprême importance. De nos jours nos énergies supérieures et en surplus sont tendues du plus en plus vers l'invention mécanique. Nous avons un génie pour cela, comme le génie du XIII° siècle était pour l'architecture, ou celui de la Renaissance pour la peinture; et nous avons ce génie parce que l'esprit commun est convaincu de son importance suprême. C'est cette conviction qui stimule les inventeurs, comme ont été stimulés dans le passé les artistes, les philosophes ou les saints; et parce qu'ils sont vivifiés par l'intérêt que tous prennent à leurs triomphes, ils sont aussi grands à leur façon que Phidias, Michel-Ange ou saint François d'Assise.
Mais, en même temps que nous devons admirer les excellences de toute nature dans les individus, nous avons à jurer de l'excellence particulière à une époque d'après le symptôme fourni par ce qui constitue pour cette époque le suprême intérêt; et ceux qui ont une médiocre estime pour notre excellente mécanique pensent ainsi parce qu'ils la considérent comme un symptôme. Le téléphone, l'automobile, l'aéroplane sont de merveilleux résultats et peuvent être des engins très précieux. Il est bien, sans aucun doute, que des individus se consacrent au perfectionnement de semblables engins, car il y a place dans la vie pour toutes les sortes de talents et d'activités; mais la question change complètement d'aspect lorsque l'imagination commune est remplie de ces choses comme si c'était de grand succès de l'esprit et lorsque les hommes considèrent comme évident qu'aucun sacrifice à faire pour elles n'est trop grand. En ce monde il y a toujours quelque sacrifice à faire en vue de chaque sorte d'excellence, et c'est pourquoi la question de l'importance relative de toute chose se pose toujours. Il y eut un temps où les hommes pensaient que rien n'était si important que la définition des dogmes théologiques et où les foules combattaient dans les rues d'Alexandrie pour un article de foi et contre un autre. Pour nous ces foules semblent avoir perdu tout sens de l'importance relative des choses, mais pour quelque époque future notre propre état d'esprit peut sembler également faussé. Nous pouvons nous représenter, si nous voulons exercer notre imagination, quelque philosophe de l'avenir observant le flot des automobiles sur la route de Porstmouth et se demandant quel gain pour leur âme tous ces gens pouvaient attendre de leur rapidité. Il serait en mesure de comprendre les travaux qu'imposent aux hommes la lutte pour la vie, car ils sont intelligibles à toutes les époques. Ce qui est inintelligible pour une époque, c'est la perversion des « énergies en surplus » d'une autre époque, et il nous serait très difficile d'expliquer à notre philosophe pourquoi nous jugeons si importants nos succès mécaniques, ou de quelle façon nous nous pro- posons de les faire servir à l'accroissement de notre sagesse et de notre bonheur. » The Times (éditorial, 10 juillet 1913).

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La combinaison des points de vue en politique

Dans une récente étude sur « la combinaison des points de vue dans certaines délibérations pratiques », (n° 45) on a cherché à montrer, entre autres choses, que si des considérations diverses doivent intervenir en vue d'une décision à prendre, il y a une grande analogie entre ce qui se passe alors et ce qui se passerait si l'esprit opérait à l'égard de ces considérations comme à l'égard de données numériques figurant dans un problème mathématique. L'auteur de l'article de revue dont nous citons plus bas un passage reproduit lui-même des réflexions voisines de celles-là, qu'il emprunte à un livre anglais dont M. Guy Robert du Costal a parlé avec assez de détails dans le n° 5 du Spectateur. Il ne les reproduit d'ailleurs que pour les soumettre à une critique très sévère. Nous n'avons pas à prendre parti, et nous faisons nous-mêmes de grandes réserves sur la possibilité de résoudre « quantitativement » les problèmes politiques, mais l'habitude du point de vue quantitatif, l'appui qu'il donne à la réflexion, le guide qu'il peut être pour le rassemblement intégral et la composition entre elles de diverses données en présence. avantages qui nous semblent indéniables, apparaîtront sans doute plus clairement grace à l'exemple emprunté par M. Wallas à la vie d'un grand homme d'Etat et à un des problèmes les plus importants de la politique anglaise, l'autonomie de l'Irlande.


[8] « Dans son livre sur la nature humaine en politique, M. Graham Wallas donne un exemple très intéressant de l'évaluation scientifique d'un processus de pensée politique, à savoir le processus par lequel on peut concevoir que M. Gladstone, pendant l'automne et l'hiver 1885-86, est arrivé à sa politique du Home Rule pour l'Irlande « pensant incessamment à la question et m'y préparant (c'est Gladstone qui parle] par l'étude et la réflexion ». Après avoir décrit, à l'aide de la vie de Gladstone par lord Morley, les diverses études et les suites de réflexions auxquelles s'est livré l'homme d'Etat, les « calculs » relatifs au sentiment public en Angleterre et en Irlande, l'examen des différents types de fédération trouvés dans l'histoire du passé et du présent, les comptes rendus statistiques en matière financière, juridique et en d'au- tres matières concrètes, les considérations d'époque et d'occasion, le jeu des évaluations émotionnelles, et Virésistible attraction qu'exerçaient sur Gladstone tous les grands lieux communs un peu extérieurs sur la liberté et le self-government », M. Wallas voit les résultats de toute cette acquisition de connaissance et de réflexion comme se rassemblant et se coordonnant en un problème dont les facteurs sont des quantités et dont la solution est « une solution quantitative », « un délicat ajustement entre un grand nombre de forces variables ». « Une grande partie de ce travail de coordination complexe était visiblement inconsciente dans le cas de M. Gladstone », c'était, déclare-t-il, une opération « plutôt artistique que scientifique ». Mais, puisque « l'histoire du progrès humain consiste dans la substitution graduelle et partielle de la science à l'art », il est désirable de mettre en évidence en en prenant une conscience plus claire (to bring out with clearer consciousness) et de fortifier avec une plus grande exactitude de connaissance les processus de la pensée politique. * La méthode quantitative doit se répandre en politique vet doit transformer le vocabulaire et les associations d'idées de ce monde mental dans lequel entre le jeune politicien. Heureusement, un tel changement semble du moins commencer. Chaque année des collections plus grandes et plus exactes de faits politiques détachés sont accumulées; et des collections de faits détachés, dès qu'on veut s'en servir dans le raisonnement politique, doivent y intervenir quantitativement. » Etant donné que les problèmes de la conduite politique sont ainsi essentiellement quantitatifs, ils peuvent, en théorie du moins, être « résolus » par la science. « Les décisions finales qui seront prises par la Chambre des Communes ou par le Parlement dans des questions de politique administrative et de mécanisme électoral doivent donc impliquer (*involve*) le balancement de toutes ces considérations et de beaucoup d'autres par un processus essentiellement quantitatif. » John A. Hobson: « Comment faut-il évaluer la richesse? ». - The Hibbert Journal, avril 1913. - [Les citations de M. Graham Wallas sont empruntées au livre intitulé Human Nature in Politics (Londres, Constable), pages 153, 156 et 159].

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